VALEURS ET MONNAIES
(Projet d'article, 1769)
Turgot était très lié avec l'abbé Morellet, qui avait été son condisciple en Sorbonne. Lorsque Morellet entreprit un Dictionnaire de Commerce (qui ne fut d'ailleurs jamais terminé), Turgot écrivit en 1769 le projet d'article ci-après.
(Les mesures. - Les diverses espèces de monnaie. La valeur : pour l'homme isolé; dans l'échange.)
La monnaie a cela de commun avec toutes les espèces de mesures, qu'elle est une sorte de langage qui diffère, chez les différents peuples, en tout ce qui est arbitraire et de convention, mais qui se rapproche et s'identifie, à quelques égards, par ses rapports, à un terme ou étalon commun.
Ce terme commun qui rapproche tous les langages, et qui donne à toutes les langues un fond de ressemblance inaltérable malgré la diversité des sons qu'elles emploient, n'est autre que les idées mêmes que les mots expriment, c'est-à-dire les objets de la nature représentés par les sens à l'esprit humain et les notions que les hommes se sont formées en distinguant les différentes faces de ces objets et en les combinant en mille manières.
C'est ce fond commun, essentiel à toutes les langues indépendamment de toute convention, qui fait qu'on peut prendre chaque langue, chaque système de conventions adoptées comme les signes des idées, pour y comparer tous les autres systèmes de conventions, comme on les comparerait au système même des idées qu'on peut interpréter dans chaque langue, ce qui a été originairement exprimé dans toute autre, qu'on peut en un mot traduire.
Le terme commun de toutes les mesures de longueur, de superficie, de contenance, n'est autre que l'étendue même, dont les différentes mesures adoptées chez différents peuples ne sont que des divisions arbitraires, qu'on peut pareillement comparer et réduire les unes aux autres.
On traduit les langues les unes par les autres; on réduit les mesures les unes aux autres. Ces différentes expressions énoncent deux opérations très différentes.
Les langues désignent des idées par des sons qui sont en eux-mêmes étrangers à ces idées. Ces sons, d'une langue à l'autre, sont entièrement différents et, pour les expliquer, il faut substituer un son à un autre son : au son de la langue étrangère, le son correspondant de la langue dans laquelle on traduit. Les mesures, au contraire, ne mesurent l'étendue que par l'étendue même. Il n'y a d'arbitraire et de variable que le choix de la quantité d'étendue qu'on est convenu de prendre pour l'unité, et les divisions qu'on a adoptées pour faire connaître les différentes mesures. Il n'y a donc point de substitution à faire d'une chose à une autre; il n'y a que des quantités à comparer et des rapports à substituer à d'autres rapports.
Le terme commun auquel se rapportent les monnaies de toutes les nations est la valeur même de tous les objets de commerce qu'elles servent à mesurer. Mais cette valeur, ne pouvant être désignée que par la quantité même des monnaies auxquelles elle correspond, il s'ensuit qu'on ne peut évaluer une monnaie qu'en une autre monnaie : de même qu'on ne peut interpréter les sons d'une langue que par d'autres sons.
Les monnaies de toutes les nations policées étant faites des mêmes matières, et ne différant entre elles, comme les mesures, que par les divisions de ces matières et par la fixation arbitraire de ce qu'on regarde comme l'unité, elles sont susceptibles, sous ce point de vue, d'être réduites les unes aux autres, ainsi que les mesures usitées chez les différentes nations.
Nous verrons, dans la suite, que cette réduction se fait d'une manière très commode, par l'énonciation de leur poids et de leur titre.
Mais cette manière d'évaluer les monnaies par l'énonciation du poids et du titre ne suffit pas pour faire entendre le langage du commerce par rapport aux monnaies. Toutes les nations de l'Europe en connaissent deux sortes. Outre les monnaies réelles comme l'écu, le louis, le crown, la guinée, qui sont des pièces en métal, marquées d'une empreinte connue, et qui ont cours sous ces dénominations, elles se sont fait chacune une espèce de monnaie fictive, qu'on appelle de compte ou numéraire dont les dénominations et les divisions, sans correspondre à aucune pièce de monnaie réelle, forment une échelle commune à laquelle on rapporte les monnaies réelles, en les évaluant par le nombre de parties de cette échelle auxquelles elles correspondent. Telle est en France la livre de compte ou numéraire, composée de vingt sous, et dont chacun se subdivise en douze deniers. Il n'y a aucune pièce de monnaie qui réponde à une livre; mais un écu vaut trois livres; un louis vaut vingt-quatre livres, et l'énonciation de la valeur de ces deux monnaies réelles en une monnaie de compte établit le rapport de l'écu au louis comme d'un à huit.
Ces monnaies de compte n'étant, comme on voit, que de simples dénominations arbitraires, varient de nation à nation, et peuvent varier, dans la même nation, d'une époque à une autre époque.
Les Anglais ont aussi leur livre sterling, divisée en vingt sous ou schellings, lesquels se divisent en douze deniers ou pence. Les Hollandais comptent par florins, dont les divisions ne correspondent point à celles de notre livre.
Nous avons donc à faire connaître, dans la géographie commerçante, non seulement les monnaies réelles de chaque nation et leur évaluation en poids et en titre, mais encore les monnaies de compte employées par chaque nation, les rapports de cette monnaie de compte avec les monnaies réelles qui ont cours dans la nation, et le rapport qu'ont entre elles les monnaies de compte des différentes nations.
Le rapport de la monnaie de compte à la monnaie réelle de chaque nation se détermine en énonçant la valeur des monnaies réelles en monnaie de compte du même pays : du ducat en florins, de la guinée en schellings et deniers sterling, du louis et de l'écu en livres tournois.
Quant au rapport qu'ont entre elles les monnaies de compte usitées chez les différentes nations, l'idée qui se présente d'abord est de le conclure du rapport des monnaies de compte de chaque pays aux monnaies réelles, et de la connaissance du poids et du titre de celles-ci. En effet, connaissant le poids et le titre d'un crown d'Angleterre et le poids et le titre d'un écu de France, on connaît le rapport du crown à l'écu de France, et sachant combien l'écu vaut de deniers tournois, on en déduit ce que vaut le crown en deniers tournois et, comme on sait aussi ce que vaut le crown en deniers sterling, on sait que tel nombre de deniers sterling équivaut à tel nombre de deniers tournois et l'on a le rapport de la livre sterling à la livre tournois.
Cette manière d'évaluer les monnaies de compte des différentes nations par leur comparaison avec les monnaies réelles de chaque nation, et par la connaissance du poids et du titre de celles-ci, ne serait susceptible d'aucune difficulté s'il n'y avait des monnaies que d'un seul métal, d'argent, par exemple, ou si la valeur relative des différents métaux employés à cet usage, de l'or, par exemple, et de l'argent, était la même chez toutes les nations commerçantes, c'est-à-dire si un poids quelconque d'or fin, un marc par exemple, valait exactement un nombre de grains d'argent fin qui fût le même chez toutes les nations. Mais cette valeur relative de l'or et de l'argent varie suivant l'abondance ou la rareté relative de ces deux métaux chez les différentes nations.
Si, dans une nation, il y a treize fois plus d'argent qu'il n'y a d'or, et qu'en conséquence on donne 13 marcs d'argent pour avoir un marc d'or, on donnera 14 marcs d'argent pour un marc d'or chez une autre nation où il y aura 14 fois plus d'argent qu'il n'y a d'or. Il suit de là que si, pour déterminer la valeur des monnaies de compte de deux nations où l'or et l'argent n'ont pas la même valeur relative, pour évaluer, par exemple, la livre sterling en livres tournois, on emploie pour terme de comparaison les monnaies d'or, on n'aura pas le même résultat que si l'on se fût servi des monnaies d'argent. Il est évident que la véritable évaluation se trouve entre ces deux résultats; mais, pour la déterminer avec une précision entièrement rigoureuse, il faudrait faire entrer dans la solution de ce problème une foule de considérations très délicates. Cependant, le commerce d'argent de nation à nation, toutes les négociations relatives à ce commerce, la représentation de la monnaie par les papiers de crédit, les opérations du change, des banques, supposent ce problème résolu.
Le mot de monnaie, dans son sens propre, originaire et primitif, qui répond exactement au latin moneta, signifie une pièce de métal d'un poids et d'un titre déterminés et garantis par l'empreinte qu'y a fait apposer l'autorité publique. Rapporter le nom, désigner l'empreinte, énoncer le poids et le titre de chaque monnaie des différentes nations en réduisant ce poids au poids de marc, c'est tout ce qu'il y a à faire pour donner une idée nette des monnaies considérées sous ce premier point de vue.
Mais l'usage a donné à ce mot de monnaie une acception plus abstraite et plus étendue. On divise les métaux en pièces d'un certain poids; l'autorité ne garantit leur titre par une empreinte que pour qu'on puisse les employer d'une manière commode et sûre dans le commerce, pour qu'ils y servent à la fois de mesures des valeurs et de gage représentatif des denrées; il y a plus, l'on n'a songé à diviser ainsi les métaux, à les marquer, à en faire, en un mot, de la monnaie, que parce que déjà ces métaux servaient de mesure et de gage commun de toutes les valeurs.
La monnaie n'ayant pas d'autre emploi, ce nom a été regardé comme désignant cet emploi même; et, comme il est vrai de dire que la monnaie est la mesure et le gage des valeurs, comme tout ce qui est mesure et gage des valeurs peut tenir lieu de la monnaie, on a donné le nom de monnaie dans un sens étendu à tout ce qui est employé à cet usage. C'est dans ce sens qu'on dit que les cauris sont la monnaie des îles Maldives que les bestiaux étaient la monnaie des Germains et des anciens habitants du Latium; que l'or, l'argent et le cuivre sont la monnaie des peuples policés; que ces métaux étaient monnaies avant qu'on eût imaginé d'en désigner le poids et le titre par une empreinte légale. C'est dans ce sens qu'on donne aux papiers de crédit qui représentent les monnaies, le nom de papier-monnaie. C'est dans ce sens enfin que le nom de monnaie convient aux dénominations purement abstraites qui servent à comparer entre elles toutes les valeurs et celles même des monnaies réelles, et qu'on dit monnaie de compte, monnaie de banque, etc.
Le mot de monnaie, en ce sens, ne doit jamais se traduire par le mot latin moneta, mais par celui de pecunia, auquel il correspond très exactement.
C'est dans ce dernier sens, c est comme mesure des valeurs et gage des denrées, que nous allons envisager la monnaie, en suivant la marche de son introduction dans le commerce et les progrès qu'a faits chez les hommes l'art de mesurer les valeurs.
Avant tout, il est nécessaire de se faire une idée nette de ce qu'on doit entendre ici par ce mot valeur.
Ce substantif abstrait, qui répond au verbe valoir, en latin valere, a dans la langue usuelle plusieurs significations qu'il est important de distinguer.
Dans le sens originaire que ce mot avait dans la langue latine, il signifiait force, vigueur; valere signifiait aussi se bien porter, et nous conservons encore en français ce sens primitif dans les dérivés valide, invalide, convalescence. C'est en partant de cette acception, où le mot valeur signifiait force, qu'on en a détourné le sens pour lui faire signifier le courage militaire, avantage que les anciens peuples ont presque toujours désigné par le même mot, qui signifiait la force du corps.
Le mot valoir a pris dans la langue française un autre sens fort usité, et qui, quoique différent de l'acception qu'on donne dans le commerce à ce mot et à celui de valeur, en est cependant la première base.
Il exprime cette bonté relative à nos besoins par laquelle les dons et les biens de la nature sont regardés comme propres à nos jouissances, à la satisfaction de nos désirs. On dit qu'un ragoût ne vaut rien quand il est mauvais au goût, qu'un aliment ne vaut rien pour la santé, qu'une étoffe vaut mieux qu'une autre étoffe, expression qui n'a aucun rapport à la valeur commerçable, et signifie seulement qu'elle est plus propre aux usages auxquels on la destine.
Les adjectifs mauvais, médiocre, bon, excellent, caractérisent les divers degrés de cette espèce de valeur. Il est cependant à observer que le substantif valeur n'est pas à beaucoup près aussi usité en ce sens que le verbe valoir. Mais si l'on s'en sert, on ne peut entendre par là que la bonté d'un objet relativement à nos jouissances. Quoique cette bonté soit toujours relative à nous, nous avons cependant en vue, en y appliquant le mot de valeur, une qualité réelle, intrinsèque à l'objet et par laquelle il est propre à notre usage.
Ce sens du mot valeur aurait lieu pour un homme isolé, sans communication avec les autres hommes.
Nous considérerons cet homme n'exerçant ses facultés que sur un seul objet; il le recherchera, l'évitera ou le laissera avec indifférence. Dans le premier cas, il a sans doute un motif de rechercher cet objet : il le juge propre à sa jouissance; il le trouvera bon, et cette bonté relative pourrait absolument être appelée valeur. Mais cette valeur, n'étant point comparée à d'autres valeurs, ne serait point susceptible de mesure, et la chose qui vaut ne serait point évaluée.
Si ce même homme a le choix entre plusieurs objets propres à ses usages, il pourra préférer l'un à l'autre, trouver une orange plus agréable que des châtaignes, une fourrure meilleure pour le défendre du froid qu'une toile de coton : il jugera qu'une de ces choses vaut mieux qu'une autre; il comparera dans son esprit, il appréciera leur valeur. Il se déterminera; en conséquence, à se charger des choses qu'il préfère et à laisser les autres.
Le sauvage aura tué un veau qu'il portait à sa cabane : il trouve en son chemin un chevreuil; il le tue et il le prend à la place du veau, dans l'espérance de manger une chair plus délicate. C'est ainsi qu'un enfant qui a d'abord rempli ses poches de châtaignes, les vide pour faire place à des dragées qu'on lui présente.
Voilà donc une comparaison de valeurs, une évaluation des différents objets dans ces jugements du sauvage et de l'enfant; mais ces évaluations n'ont rien de fixe, elles changent d'un moment à l'autre suivant que les besoins de l'homme varient. Lorsque le sauvage a faim, il fera plus de cas d'un morceau de gibier que de la meilleure peau d'ours; mais, que sa faim soit satisfaite et qu'il ait froid, ce sera la peau d'ours qui lui deviendra précieuse.
Le plus souvent, le sauvage borne ses désirs à la satisfaction du besoin présent et, quelle que soit la quantité des objets dont il peut user, dès qu'il en a pris ce qu'il lui faut, il abandonne le reste, qui ne lui est bon à rien.
L'expérience apprend cependant à notre sauvage que, parmi les objets propres à ses jouissances, il en est quelques-uns que leur nature rend susceptibles d'être conservés pendant quelque temps et qu'il peut accumuler pour les besoins à venir : ceux-là conservent leur valeur, même lorsque le besoin du moment est satisfait. Il cherche à se les approprier, c'est-à-dire à les mettre dans un lieu sûr où il puisse les cacher ou les défendre. On voit que les considérations qui entrent dans l'estimation de cette valeur, uniquement relative à l'homme qui jouit ou qui désire, se multiplient beaucoup par ce nouveau point de vue qu'ajoute la prévoyance au premier sentiment du besoin.
Lorsque ce sentiment, qui d'abord n'était que momentané, prend un caractère de permanence, c'est alors que l'homme commence à comparer entre eux ses besoins, à proportionner la recherche des objets, non plus uniquement à l'impulsion rapide du besoin présent, mais à l'ordre de nécessité et d'utilité des différents besoins.
Quant aux autres considérations par lesquelles cet ordre d'utilité plus ou moins pressante est balancé ou modifié, une des premières qui se présente est l'excellence de la chose, ou son aptitude plus ou moins grande à satisfaire le genre de désir qui la fait rechercher. Il faut avouer que cet ordre d'excellence rentre un peu, par rapport à l'estimation qui en résulte, dans l'ordre d'utilité, puisque l'agrément de la jouissance plus vive que produit ce degré d'excellence est lui-même un avantage que l'homme compare avec la nécessité plus urgente des choses dont il préfère l'abondance à l'excellence d'une seule.
Une troisième considération est la difficulté plus ou moins grande que l'homme envisage à se procurer l'objet de ses désirs; car il est bien évident qu'entre deux choses également utiles et d'une égale excellence, celle qu'il aura beaucoup de peine à retrouver lui paraîtra bien plus précieuse, et qu'il emploiera bien plus de soins et d'efforts à se la procurer. C'est, par cette raison, que l'eau, malgré sa nécessité et la multitude d'agréments qu'elle procure à l'homme, n'est point regardée comme une chose précieuse dans les pays bien arrosés, que l'homme
Reprenons le fil qui nous a conduit jusqu'à présent; étendons notre première supposition. Au lieu de ne considérer qu'un homme isolé, rassemblons-en deux : que chacun ait en sa possession des choses propres à son usage, mais que ces choses soient différentes et appropriées à des besoins différents. Supposons, par exemple, que, dans une île déserte, au milieu des mers septentrionales, deux sauvages abordent chacun de leur côté, l'un portant avec lui dans son canot du poisson plus qu'il n'en peut consommer, l'autre portant des peaux au-delà de ce qu'il peut employer pour se couvrir et se faire une tente. Celui qui a apporté du poisson a froid, celui qui a apporté des peaux a faim, il arrivera que celui-ci demandera au possesseur du poisson une partie de sa provision, et lui offrira de lui donner à la place quelques-unes de ses peaux : l'autre acceptera. Voilà l'échange, voilà le commerce.
Arrêtons-nous un peu à considérer ce qui se passe dans cet échange. Il est d'abord évident que cet homme qui, après avoir pris sur sa pêche de quoi se nourrir pendant un petit nombre de jours, passé lequel le poisson se gâterait, aurait jeté le reste comme inutile, commence à en faire cas lorsqu'il voit que ce poisson peut servir à lui procurer (par la voie de l'échange) des peaux dont il a besoin pour se couvrir; ce poisson superflu acquiert à ses yeux une valeur qu'il n'avait pas. Le possesseur des peaux fera le même raisonnement, et apprendra de son côté à évaluer celles dont il n'a pas un besoin personnel. Il est vraisemblable que, dans cette première situation, où nous supposons nos deux hommes pourvus chacun surabondamment de la chose qu'il possède, et accoutumés à n'attacher aucun prix au superflu, le débat sur les conditions de l'échange ne sera pas fort vif; chacun laissera prendre à l'autre, l'un tout le poisson, l'autre toutes les peaux, dont lui-même n'a pas besoin. Mais, changeons un peu la supposition : donnons à chacun de ces deux hommes un intérêt de garder leur superflu, un motif d'y attacher de la valeur : supposons qu'au lieu de poisson, l'un ait apporté du maïs, qui peut se conserver très longtemps; que l'autre, au lieu de peaux, ait apporté du bois à brûler, et que l'île ne produise ni grain, ni bois. Un de nos deux sauvages a sa subsistance, et l'autre son chauffage, pour plusieurs mois; ils ne peuvent aller renouveler leur provision qu'en retournant sur le continent, d'où peut-être ils ont été chassés par la crainte des bêtes féroces ou d'une nation ennemie; ils ne le peuvent qu'en s'exposant sur la mer, dans une saison orageuse, à des dangers presque inévitables; il est évident que la totalité du maïs et la totalité du bois deviennent très précieuses aux deux possesseurs, qu'elles ont pour eux une grande valeur; mais le bois que l'un pourra consommer dans un mois lui deviendra fort inutile si, dans cet intervalle, il meurt de faim faute de maïs, et le possesseur du maïs ne sera pas plus avancé, s'il est exposé à périr de froid faute de bois : ils feront donc encore un échange, afin que chacun d'eux puisse avoir du bois et du maïs jusqu'au temps où la saison permettra de tenir la mer pour aller chercher sur le continent d'autre maïs et d'autre bois. Dans cette position, l'un et l'autre seront sans doute moins généreux; chacun pèsera scrupuleusement toutes les considérations qui peuvent l'engager à préférer une certaine quantité de la denrée qu'il n'a pas à une certaine quantité de celle qu'il a; c'est-à-dire, qu'il calculera la force des deux besoins, des deux intérêts entre lesquels il est balancé, savoir : l'intérêt de garder du maïs et celui d'acquérir du bois, et celui d'acquérir du maïs et de garder du bois; en un mot, il en fixera très précisément la valeur estimative relativement à lui. Cette valeur estimative est proportionnée à l'intérêt qu'il a de se procurer ces deux choses; et la comparaison des deux valeurs n'est évidemment que la comparaison des deux intérêts Mais, chacun fait ce calcul de son côté, et les résultats peuvent être différents : l'un changerait trois mesures de maïs pour six brasses de bois; l'autre ne voudrait donner ses six brasses de bois que pour neuf mesures de maïs. Indépendamment de cette espèce d'évaluation mentale par laquelle chacun d'eux compare l'intérêt qu'il a de garder à celui qu'il a d'acquérir, tous deux sont encore animés par un intérêt général et indépendant de toute comparaison; c'est l'intérêt de garder chacun le plus qu'il peut de sa denrée, et d'acquérir le plus qu'il peut de celle d'autrui. Dans cette vue, chacun tiendra secrète la comparaison qu'il a faite intérieurement de ses deux intérêts, des deux valeurs qu'il attache aux deux denrées à échanger, et il sondera, par des offres plus faibles et des demandes plus fortes, le possesseur de la denrée qu'il désire. Celui-ci, tenant de son côté la même conduite, ils disputeront sur les conditions de l'échange et, comme ils ont tous deux un grand intérêt à s'accorder, ils s'accorderont à la fin peu à peu chacun d'eux augmentera ses offres ou diminuera ses demandes, jusqu'à ce qu'ils conviennent enfin de donner une quantité déterminée de maïs pour une quantité déterminée de bois. Au moment où l'échange se fait, celui qui donne, par exemple, quatre mesures de maïs pour cinq brasses de bois, préfère sans doute ces cinq brasses aux quatre mesures de maïs; il leur donne une valent estimative supérieure; mais, de son côté, celui qui reçoit les quatre mesures de maïs les préfère aux cinq brasses de bois. Cette supériorité de la valeur estimative, attribuée par l'acquéreur à la chose acquise sur la chose cédée, est essentielle à l échange, car elle en est l'unique motif. Chacun resterait comme il est s'il ne trouvait un intérêt, un profit personnel, à échanger; si, relativement à lui-même, il n'estimait ce qu'il reçoit plus que ce qu'il donne.
Mais, cette différence de valeur estimative est réciproque et précisément égale de chaque côté; car, si elle n'était pas égale, l'un des deux désirerait moins l'échange et forcerait l'autre à se rapprocher de son prix par une offre plus forte. Il est donc toujours rigoureusement vrai que chacun donne valeur égale pour recevoir valeur égale. Si l'on donne quatre mesures de maïs pour cinq brasses de bois, on donne aussi cinq brasses de bois pour quatre mesures de maïs et, par conséquent, quatre mesures de maïs équivalent, dans cet échange particulier, à cinq brasses de bois. Ces deux choses ont donc une valeur échangeable égale.
Arrêtons-nous encore. Voyons ce que c'est précisément que cette valeur échangeable dont l'égalité est la condition nécessaire d'un échange libre; ne sortons point encore de la simplicité de notre hypothèse, où nous n'avons que deux contractants et deux objets d'échange à considérer. Ce n'est pas précisément la valeur estimative ou, en d'autres termes, l'intérêt que chacun des deux attachait séparément aux deux objets de besoin, dont il comparait la possession pour fixer ce qu'il devait céder de l'une pour acquérir de l'autre, puisque le résultat de cette comparaison pouvait être inégal dans l'esprit des deux contractants : cette première valeur, à laquelle nous avons donné le nom de valeur estimative, s'établit par la comparaison que chacun fait, de son côté, entre les deux intérêts qui se combattent chez lui; elle n'a d'existence que dans l'esprit de chacun d'eux pris séparément. La valeur échangeable, au contraire, est adoptée par les deux contractants, qui en reconnaissent l'égalité et en font la condition de l'échange. Dans la fixation de la valeur estimative, chaque homme, pris à part, n'a comparé que deux intérêts : les deux intérêts qu'il attache à l'objet qu'il a et à celui qu'il désire avoir. Dans la fixation de la valeur échangeable il y a deux hommes qui comparent et il y a quatre intérêts comparés; mais, les deux intérêts particuliers de chacun des deux contractants ont d'abord été comparés entre eux à part, et ce sont les deux résultats qui sont ensuite comparés ensemble, ou plutôt débattus par les` deux contractants, pour former une valeur estimative moyenne qui devient précisément la valeur échangeable, et à laquelle nous croyons devoir donner le nom de valeur appréciative, parce qu'elle détermine le prix ou la condition de l'échange.
On voit, par ce que nous venons de dire, que la valeur appréciative - cette valeur qui est égale entre les deux objets échangés - est essentiellement de la même nature que la valeur estimative, elle n'en diffère que parce qu'elle est une valeur estimative moyenne. Nous avons vu plus haut que, pour chacun des contractants, la valeur estimative de la chose donnée est plus forte que celle de la chose reçue, et que cette différence est précisément égale de chaque côté; en prenant la moitié de cette différence pour l'ôter à la valeur la plus forte et la rendre à la plus faible, on les rendra égales. Nous avons vu que cette égalité parfaite est précisément le caractère de la valeur appréciative de l'échange. Cette valeur appréciative n'est donc évidemment autre chose que la valeur estimative moyenne entre celle que les deux contractants attachent à chaque objet.
Nous avons prouvé que la valeur estimative d'un objet, pour l'homme isolé, n'est autre chose que le rapport entre la portion de facultés qu'un homme peut consacrer à la recherche de cet objet et la totalité de ses facultés; donc, la valeur appréciative dans l'échange entre deux hommes est le rapport entre la somme des portions de leurs facultés respectives qu'ils seraient disposés à consacrer à la recherche de chacun des objets échangés et la somme des facultés de ces deux hommes.
Il est bon d'observer ici que l'introduction de l'échange entre nos deux hommes augmente la richesse de l'un et de l'autre, c'est-à-dire leur donne une plus grande quantité de jouissances, avec les mêmes facultés. Je suppose, dans l'exemple de nos deux sauvages, que la plage qui produit le maïs et celle qui produit le bois soient éloignées l'une de l'autre. Un sauvage seul serait obligé de faire deux voyages pour avoir sa provision de maïs et celle de bois; il perdrait, par conséquent, beaucoup de temps et de fatigue à naviguer. Si, au contraire, ils sont deux, ils emploieront, l'un à couper du bois, l'autre à se procurer du maïs, le temps et le travail qu'ils auraient mis à faire le second voyage. La somme totale du maïs et du bois recueilli sera plus forte et, par conséquent, la part de chacun.
Revenons. Il suit de notre définition de la valeur appréciative qu'elle n'est point le rapport entre les deux choses échangées, ou entre le prix et la chose vendue, comme quelques personnes ont été tentées de le penser. Cette expression manquerait absolument de justesse dans la comparaison des deux valeurs, des deux termes de l'échange. Il y a un rapport d'égalité, et ce rapport d'égalité suppose deux choses déjà égales; or, ces deux choses égales ne sont point les deux choses échangées, mais bien les valeurs des choses échangées. On ne peut donc confondre les valeurs, qui ont un rapport d'égalité, avec ce rapport d'égalité qui suppose deux valeurs comparées.
Il y a, sans doute, un sens dans lequel les valeurs ont un rapport, et nous l'avons expliqué plus haut en approfondissant la nature de la valeur estimative; nous avons même dit que ce rapport pouvait, comme tout rapport, être exprimé par une fraction. C'est précisément l'égalité entre ces deux fractions qui forme la condition essentielle de l'échange, égalité qui s'obtient en fixant la valeur appréciative à la moitié de la différence entre les deux valeurs estimatives.
Dans le langage du commerce, on confond souvent sans inconvénients le prix avec la valeur, parce qu'effectivement l'énonciation du prix renferme toujours l'énonciation de la valeur. Ce sont pourtant des notions différentes qu'il importe de distinguer.
Le prix est la chose qu'on donne en échange d'une autre. De cette définition, il suit évidemment que cette autre chose est aussi le prix de la première : quand on parle de l'échange, il est presque superflu d'en faire la remarque et, comme tout commerce est échange, il est évident que cette expression (le prix) convient toujours réciproquement aux choses commercées qui sont également le prix l'une de l'autre. Le prix de la chose achetée, ou si l'on veut les deux prix, ont une valeur égale : le prix vaut l'emplette et l'emplette vaut le prix; mais le nom de valeur, à parler rigoureusement, ne convient pas mieux à l'un des deux termes de l'échange qu'à l'autre. Pourquoi donc emploie-t-on ces deux termes l'un pour l'autre ? En voici la raison, dont l'explication nous fera faire encore un pas dans la théorie des valeurs.
Cette raison est l'impossibilité d'énoncer la valeur en elle-même. On se convainc facilement de cette impossibilité pour peu qu'on réfléchisse sur ce que nous avons dit et démontré de la nature de la valeur.
Comment trouver, en effet, l'expression d'un rapport dont le premier terme, le numérateur, l'unité fondamentale, est une chose inappréciable, et qui n'est connue que de la manière la plus vague ? Comment pourrait-on prononcer que la valeur d'un objet correspond à la deux-centième partie des facultés de l'homme, et de quelles facultés parlerait-on ? Il faut certainement faire entrer dans le calcul de ces facultés la considération du temps, mais à quel intervalle se fixera-t-on ? Prendra-t-on la totalité de la vie, ou une année, ou un mois, ou un jour ? Rien de tout cela, sans doute; car, relativement à chaque objet de besoin, les facultés de l'homme doivent être, pour se les procurer, indispensablement employées pendant des intervalles plus ou moins longs et dont l'inégalité est très grande. Comment apprécier ces intervalles d'un temps qui, en s'écoulant à la fois par toutes les espèces de besoins de l'homme, ne doit cependant entrer dans le calcul que pour des durées inégales relativement à chaque espèce de besoin ? Comment évaluer des parties imaginaires dans une durée toujours une, et qui s'écoule, si l'on peut s'exprimer ainsi, sur une ligne indivisible ? Et quel fil pourrait guider dans un pareil labyrinthe de calculs, dont tous les éléments sont indéterminés ? Il est donc impossible d'exprimer la valeur en elle-même; et tout ce que peut énoncer à cet égard le langage humain, c'est que la valeur d'une chose égale la valeur d'une autre. L'intérêt apprécié ou plutôt senti par deux hommes, établit cette équation dans chaque cas particulier, sans qu'on ait jamais pensé à sommer les facultés de l'homme pour en comparer le total à chaque objet de besoin. L'intérêt fixe toujours le résultat de cette comparaison; mais il ne l'a jamais faite, ni pu faire.
Le seul moyen d'énoncer la valeur est donc, comme nous l'avons dit, d'énoncer qu'une chose est égale à une autre en valeur; ou, si l'on vous, en d'autres termes, de présenter une valeur comme égale à la valeur cherchée. La valeur n'a, ainsi que l'étendue, d'autre mesure que la valeur; et l'on mesure les valeurs en y comparant des valeurs, comme on mesure des longueurs en y appliquant des longueurs; dans l'un et l'autre moyens de comparaison, il n'y a point d'unité fondamentale donnée par la nature; il n'y a qu'une unité arbitraire et de convention. Puisque, dans tout échange, il y a deux valeurs égales, et qu'on peut donner la mesure de l'une en énonçant l'autre, il faut convenir de l'unité arbitraire qu'on prendra pour fondement de cette mesure ou, si l'on veut, pour élément de la numération des parties dont on composera son échelle de comparaison des valeurs. Supposons qu'un des deux contractants de l'échange veuille énoncer la valeur de la chose qu'il acquiert : il prendra, pour unité de son échelle des valeurs, une partie constante de ce qu'il donne, et il exprimera en nombre, en fractions de cette unité, la quantité qu'il en donne pour une quantité fixe de la chose qu'il reçoit. Cette quantité énoncera pour lui la valeur et sera le prix de la chose qu'il reçoit, d'où l'on voit que le prix est toujours l'énonciation de la valeur, et qu'ainsi, pour l'acquéreur, énoncer la valeur, c'est dire le prix de la chose acquise. En énonçant la quantité de celle qu'il donne pour l'acquérir, il dira donc indifféremment que cette quantité est la valeur, ou le prix de ce qu'il achète. En employant ces deux façons de parler, il aura le même sens dans l'esprit, et fera naître le même sens dans l'esprit de ceux qui l'entendent; ce qui fait sentir comment les deux mots de valeur et de prix, quoique exprimant des notions essentiellement différentes, peuvent être sans inconvénient substitués l'un à l'autre dans le langage ordinaire, lorsqu'on n'y recherche pas une précision rigoureuse.
Il est assez évident que si un des deux contractants a pris une certaine partie arbitraire de la chose qu'il donne pour mesurer la valeur de la chose qu'il acquiert, l'autre contractant aura le même droit à son tour de prendre cette même chose, acquise par son antagoniste, mais donnée par lui-même, pour mesurer la valeur de la chose que lui a donnée son antagoniste, et qui servait de mesure à celui-ci. Dans notre exemple, celui qui a donné quatre sacs de maïs pour cinq brasses de bois prendra pour unité de son échelle le sac de maïs, et dira : la brasse de bois vaut quatre cinquièmes du sac de maïs. Celui qui a donné du bois pour le maïs prendra, au contraire, la brasse de bois pour son unité, et dira : le sac de maïs vaut une brasse et un quart. Cette opération est exactement la même que celle qui se passe entre deux hommes qui voudraient évaluer réciproquement, l'un l'aune de France en vares d'Espagne, et l'autre la vare d'Espagne en aunes de France.
Dans les deux cas, on prend, pour une unité fixe et indivisible, la chose à évaluer, et on l'évalue, en la comparant à une partie de la chose dont on se sert pour évaluer une partie qu'on a prise arbitrairement pour l'unité. Mais, de même que la vare d'Espagne n'est pas plus mesure de l'aune de France que l'aune de France n'est mesure de la vare d'Espagne, le sac de maïs ne mesure pas plus la valeur de la brasse de bois que la brasse de bois ne mesure la valeur du sac de maïs.
On doit tirer, de cette proposition générale, que, dans tout échange, les deux termes de l'échange sont également la mesure de la valeur de l'autre terme. Par la même raison, dans tout échange, les deux termes sont également gages représentatifs l'un de l'autre, c'est-à-dire que celui qui a du maïs peut se procurer, avec ce maïs, une quantité de bois égale en valeur, de même que celui qui a le bois peut, avec ce bois, se procurer une quantité de maïs égale en valeur.
Voilà une vérité bien simple, mais bien fondamentale, dans la théorie des valeurs, des monnaies et du commerce. Toute palpable qu'elle est, elle est encore souvent méconnue par de très bons esprits, et l'ignorance de ses conséquences les plus immédiates a jeté souvent l'administration dans les erreurs les plus funestes. Il suffit de citer le fameux système de Law.
Nous nous sommes arrêtés bien longtemps sur ces premières hypothèses de l'homme isolé, et de deux hommes échangeant deux objets; nous avons voulu en tirer toutes les notions de la théorie des valeurs, qui n'exigent pas plus de complication. En nous plaçant ainsi toujours dans l'hypothèse la plus simple possible, les notions que nous en faisons résulter se présentent nécessairement à l'esprit d'une manière plus nette et plus dégagée.
Nous n'avons plus qu'à étendre nos suppositions, à multiplier le nombre des échangeurs et des objets d'échange, pour voir naître le commerce et pour compléter la suite des notions attachées au mot valoir.
Il nous suffira même, pour ce dernier objet, de multiplier les hommes, en ne considérant toujours que deux seuls objets d'échange.
Si nous supposons quatre hommes au lieu de deux, savoir, deux possesseurs de bois et deux possesseurs de maïs, on peut d'abord imaginer que deux échangeurs se rencontrent d'un côté, et deux de l'autre, sans communication entre les quatre; alors, chaque échange se fera à part, comme si les deux contractants étaient seuls au monde. Mais, par cela même que les deux échanges se font à part, il n'y a aucune raison pour qu'ils se fassent aux mêmes conditions. Dans chaque échange pris séparément, la valeur appréciative des deux objets échangés est égale de part et d'autre; mais il ne faut pas perdre de vue que cette valeur appréciative n'est autre chose que le résultat moyen des deux valeurs estimatives attachées aux objets d'échange par les deux contractants. Or, il est très possible que ce résultat moyen soit absolument différent dans les deux échanges convenus à part, parce que les valeurs estimatives dépendent de la façon dont chacun considère les objets de ses besoins, et de l'ordre d'utilité qu'il leur assigne parmi ses autres besoins; elles sont différentes pour chaque individu. Dès lors, si l'on ne considère que deux individus d'un côté et deux individus de l'autre, le résultat moyen pourra être très différent. Il est très possible que les contractants d'un des échanges soient moins sensibles au froid que les contractants de l'autre, cette circonstance suffit pour leur faire attacher moins d'estime au bois, et plus au maïs. Ainsi, tandis que, dans un des deux échanges, quatre sacs de maïs et cinq brasses de bois ont une valeur appréciative égale, pour les deux autres contractants, cinq brasses de bois n'équivaudront qu'à deux sacs de maïs pour les autres contractants, ce qui n'empêchera pas que, dans chaque contrat, la valeur des deux objets ne soit exactement égale pour les contractants, puisqu'on donne l'une pour l'autre.
Rapprochons maintenant nos quatre hommes, mettons-les à portée de communiquer, de s'instruire des conditions offertes par chacun des propriétaires, soit du bois, soit du maïs. Dès lors, celui qui consentait à donner quatre sacs de maïs pour cinq brasses de bois, ne le voudra plus lorsqu'il saura qu'un des propriétaires du bois consent à donner cinq brasses de bois pour deux sacs de maïs seulement. Mais, celui-ci apprenant à son tour qu'on peut avoir pour la même quantité de cinq brasses de bois quatre sacs de maïs, changera aussi d'avis, et ne voudra plus se contenter de deux. Il voudrait bien en exiger quatre, mais les propriétaires du maïs ne consentiront pas plus à les donner que les propriétaires du bois ne consentiront à se contenter de deux. Les conditions des échanges projetés seront donc changées, et il se formera une nouvelle évaluation une nouvelle appréciation de la valeur du bois et de la valeur du maïs. Il est d'abord évident que cette appréciation sera la même dans les deux échanges et pour les quatre contractants, c'est-à-dire que, pour la même quantité de bois, les deux possesseurs du maïs ne donneront ni plus ni moins de maïs l'un que l'autre, et que réciproquement les deux possesseurs de bois ne donneront ni plus ni moins de bois pour la même quantité de maïs. On voit, au premier coup d'il, que si un des possesseurs de maïs exigeait moins de bois que l'autre pour la même quantité de maïs, les deux possesseurs de bois s'adresseraient à lui pour profiter de ce rabais : cette concurrence engagerait ce propriétaire à demander plus de bois qu'il n'en demandait pour la même quantité de maïs : de son côté, l'autre possesseur de maïs baisserait sa demande de bois, ou hausserait son offre de maïs, pour rappeler à lui les possesseurs du bois dont il a besoin, et cet effet aurait lieu jusqu'à ce que les deux possesseurs de maïs en offrissent la même quantité pour la même quantité de bois.
Turgot avait fait part à Hume du thème mis au concours de la Société d'Agriculture de Limoges, et il répond ici à certaines objections que le philosophe anglais lui a adressées.
(Hume ministre. - J.-J. Rousseau : l'Emile; le Contrat social. - Les romans. - L'impôt indirect; son influence sur les salaires. - La valeur.)
25 mars.
Je profite, M., de l'occasion de M. Francès (De Batailhe Francès, frère de Mme Blondel et ministre de France à Londres. G. Schelle) pour m'acquitter d'une réponse que je vous dois depuis bien longtemps, et pour vous faire en même temps mon compliment sur la place que vous occupez dans votre ministère, si tant est que ce soit un compliment à faire à un homme de lettres, de se trouver jeté dans le tourbillon des affaires; quant à moi, je recevrais de bien meilleur cur un compliment sur un événement qui me délivrerait des affaires pour me rendre aux lettres ou à la liberté. Quoi qu'il en soit, et quels que soient vos sentiments sur cet événement, je les partage, et j'y prends l'intérêt que je prendrai toujours à ceux qui vous concerneront.
J'étais à Limoges au milieu des courses de mon département lorsque M. d'Alembert me fit passer votre seconde lettre sur Jean-Jacques, qui n'est point datée. Je ne pouvais pas y répondre alors et, depuis mon retour à Paris, j'ai attendu le dé part de M. Francès, qui était annoncé depuis quelque temps. J'hésite à vous parler encore de ce sujet, dont vous avez été si ennuyé avec raison, et je vois, par une nouvelle lettre que M. d'Alembert a reçue depuis peu de jours, que vous avez encore à vous plaindre du silence de Rousseau, après des preuves claires de la fausseté de ses soupçons. D'ailleurs, pour s'expliquer de si loin, il faut des volumes et, avec des volumes, on ne parvient pas encore à s'entendre parfaitement, parce que les plus légères circonstances, envisagées différemment, font interpréter les expressions d'une manière toute contraire à l'intention de l'écrivain. Je vois, par exemple, par les détails où vous entrez, et par la peine que vous prenez pour vous défendre, que vous avez cru mes réflexions dictées par mon attachement pour Rousseau dont vous m'appelez a zealous friend et dont vous dites ailleurs que je suis si engoué, so fond. En conséquence, vous me savez très bon gré de vous dire que je ne crois pas qu'après le défi public de Rousseau, vous puissiez vous dispenser de rendre ses lettres publiques, et je puis bien vous assurer qu'aucun autre motif n'a dicté tout ce que je vous ai écrit que mon attachement pour vous, attachement très réel et fondé sur une connaissance personnelle, au lieu que je ne puis en avoir aucun pour Rousseau personnellement, puisque je ne l'ai jamais entendu causer qu'une demi-heure chez le baron d'Holbach, il y a plus de douze ans. Je ne connais Rousseau que comme auteur, et malheureusement, l'expérience m'a bien détrompé de cette illusion, qui fait aimer l'homme sur la foi de ses écrits. Je dis, malheureusement, parce que cette illusion est bien douce, et que je ne l'ai pas perdue sans beaucoup de regret. Je ne me défends pas d'estimer et d'aimer infiniment les ouvrages de Rousseau, non pas seulement à cause de son éloquence, du moins, si l'on n'entend par éloquence que la beauté du langage, car l'éloquence de Rousseau a un charme bien indépendant du langage et qui tient de très près à la partie morale de ses écrits. Il s'en faut bien que je les juge, comme vous, nuisibles à l'intérêt du genre humain; je crois, au contraire, que c'est un des auteurs qui a le mieux servi les murs et l'humanité. Bien loin de lui reprocher de s'être sur cet article trop écarté des idées communes, je crois, au contraire, qu'il a encore respecté trop de préjugés. Je crois qu'il n'a pas marché assez avant dans la route; mais c'est en suivant sa route que l'on arrivera au but qui est de rapprocher les hommes de l'égalité, de la justice et du bonheur. Il faut nous entendre. Vous me ferez l'honneur de croire que je n'adopte pas ses ridicules paradoxes sur le danger des lettres, et sur la destination de l'homme à la vie sauvage. Je les regarde, ainsi que vous, comme un jeu, une espèce de tour de force d'éloquence. Rousseau n'était point encore connu quand il s'engagea dans cette fausse route; l'ensemble de ses idées n'était point encore formé; il s'imagina étonner davantage en saisissant le côté paradoxal des sujets proposés par l'Académie de Dijon. Ce malheureux orgueil dont je ne prétends pas assurément le justifier l'a sans cesse conduit à entasser les paradoxes pour ne pas rétracter le premier; et son Emile est encore gâté par des entorses qu'il y donne quelquefois aux vérités qu'il y établit pour les lier à ses anciennes folies. Je crois qu'en cela il y a de sa part un peu de charlatanisme, fait d'un amour-propre très mal entendu. Je ne le crois pas non plus de bonne foi dans son prétendu christianisme : mais, malgré ces défauts, combien de vérités utiles dans Emile; combien la marche qu'il présente à l'éducation est puisée dans la nature; que d'observations fines et neuves sur les développements successifs de l'esprit et du cur humain ! Il prolonge un peu trop ce développement. La nature va plus vite qu'il ne le dit; mais elle suit la route qu'il trace, et il est le premier qui ait appris à la seconder sans la gêner; et c'est assurément une obligation éternelle que le genre humain lui aura. Et compterons-nous pour rien le Contrat social ? A la vérité, ce livre se réduit à la distinction précise du souverain et du gouvernement; mais cette distinction présente une vérité bien lumineuse, et qui me paraît fixer à jamais les idées sur l'inaliénabilité de la souveraineté du peuple dans quelque gouvernement que ce soit. Emile me paraît partout respirer la morale la plus pure qu'on ait encore donnée en leçons, quoiqu'on puisse, selon moi, aller encore plus loin; mais je me garderai bien de vous dire sur cela mes idées, car vous me jugeriez peut-être encore plus fou que Rousseau. Je ne vous dirai donc pas que Je ne trouve la vraie morale dans aucun livre de morale, et que tout ce que j'en connais d'écrit est épars ça et là dans les romans. Je ne vous dirai pas que c'est précisément parce que la morale des écrits de Rousseau se rapproche davantage de celle des romans que je l'estime si fort, car je vous donnerais trop mauvaise idée de moi. Après cette profession de foi sur Rousseau, considéré comme auteur, je conviendrai sans peine, mais non sans regret, qu'il a des défauts qui rendent sa personne intolérable dans la société, et qui l'ont fait tomber dans des fautes odieuses. Il n'y a personne au monde qui puisse n'être pas indigné de ses soupçons contre vous. Quoique je ne les aie pas envisagés tout à fait comme vous, et que je ne les aie pas crus un prétexte imaginé de mauvaise foi et par réflexion pour secouer les obligations qu'il vous avait, quoique je les aie regardés comme le fruit d'une imagination exaltée par l'orgueil et la mélancolie, je ne sens pas moins qu'une âme honnête ne conçoit pas de pareils soupçons contre un bienfaiteur, et qu'une défiance aussi atroce n'annonce pas un homme en qui on puisse prendre confiance. Je crois qu'à présent Rousseau est très convaincu de la fausseté de ses soupçons et je le trouve inexcusable de ne pas revenir sur ses pas. Cependant, je suis moins étonné de cette seconde faute que de la première, vu l'excès de son orgueil, et l'horreur qu'il aurait sans doute de se voir humilié devant vous après la manière dont vous l'avez traité.
Si j'ai disputé contre vous, ce n'était pas pour justifier Rousseau, parce que personne au monde ne peut le justifier. Mais je croyais, et je vous avoue que je pense encore de même, que vous vous étiez trompé sur la manière d'envisager sa faute; et je voyais avec peine qu'en vous défendant du fonds de l'accusation de Rousseau, sur laquelle assurément vous n'aviez aucun besoin de défense et qui tombait par son atrocité même, vous vous donniez un léger tort vis-à-vis de lui, en lui supposant des vues que je croyais qu'il n'avait pas eues, et vous lui donniez, pour ainsi dire, un moyen de rétablir le combat.
Il me semblait qu'en vous bornant, sans explication, à faire imprimer les deux lettres, il était confondu de la manière la plus accablante. Je sais bien qu'il l'est; mais les partisans de Rousseau disent encore : M. Hume a pris cette affaire trop vivement. Au reste, tout cela me paraît devoir à présent vous inquiéter bien peu : les gens qui vous connaissent le moins du monde vous ont rendu une pleine justice, soit en France, soit en Angleterre; et je suis bien persuadé que, même parmi les partisans de Rousseau qui vous connaissent le moins, aucun n'a été tenté de donner la moindre créance aux absurdités de sa lettre. Si c'est pour mener Rousseau en Angleterre que vous avez quitté le séjour de la France, c'est nous qui souffrons le plus de cette affaire, puisque nous sommes privés du plaisir de vous posséder et de vivre avec vous. Je ne suis pas un de ceux qui le regrettent le moins. J'ai été bien plus long que je ne voulais sur ce chapitre, mais ce sera sûrement la dernière fois que je vous en parlerai.
J'aurais fort voulu entrer dans quelque détail sur la matière de l'impôt; mais pour répondre à vos objections, il faudrait, pour ainsi dire, faire un livre et mériter mon prix. Je veux seulement vous indiquer le principe d'où je pars et que je crois incontestable : c'est qu'il n'y a d'autre revenu possible dans un Etat que la somme des productions annuelles de la terre; que la totalité des productions se partage en deux parts : l'une, affectée à la reproduction de l'année suivante et qui comprend non seulement la part des fruits que les entrepreneurs de culture consomment en nature, mais encore tout ce qu'ils emploient à salarier les ouvriers de tout genre qui travaillent pour eux : maréchaux, charrons, bourreliers, tisserands, tailleurs, etc.; elle comprend aussi leurs profits et les intérêts de leurs avances. L'autre part est le produit net que le fermier rend au propriétaire, lorsque la personne de celui-ci est distinguée de celle du cultivateur, ce qui n'arrive pas toujours; le propriétaire l'emploie à salarier tout ce qui travaille pour lui. Cela posé, il faut que l'impôt qui ne porte pas sur le propriétaire directement tombe, ou sur les salariés qui vivent du produit net, ou sur ceux dont le travail est payé sur la part du cultivateur. Si le salaire a été réduit par la concurrence à son juste prix, il faut qu'il augmente; et, comme il ne peut augmenter qu'aux dépens de ceux qui paient, une partie retombe sur le propriétaire pour les dépenses qu'il fait avec son produit net; l'autre partie augmente la dépense des cultivateurs, qui sont obligés dès lors de donner moins au propriétaire. C'est donc, dans tous les cas, le propriétaire qui paie.
Vous dites que je suppose que les salaires augmentent à raison des taxes, et que l'expérience prouve la fausseté de ce principe; et vous observez avec raison que ce ne sont point les taxes plus ou moins fortes qui déterminent le prix des salaires, mais uniquement le rapport de l'offre à la demande.
Ce principe n'a certainement jamais été contesté; c'est l'unique principe qui fixe immédiatement le prix de toutes les choses qui ont une valeur dans le commerce. Mais il faut distinguer deux prix : le prix courant qui s'établit par le rapport de l'offre et de la demande, et le prix fondamental, qui pour une marchandise est ce que la chose coûte à l'ouvrier. Pour le salaire de l'ouvrier, le prix fondamental est ce que coûte à l'ouvrier sa subsistance. On ne peut imposer l'homme salarié sans augmenter le prix de sa subsistance, puisqu'il faut ajouter, à son ancienne dépense, celle de l'impôt. On augmente donc le prix fondamental du travail. Or, quoique le prix fondamental ne soit pas le principe immédiat de la valeur courante, il est cependant un minimum au-dessous duquel elle ne peut baisser. Car, si un marchand perd sur sa marchandise, il cesse de vendre ou de fabriquer; si un ouvrier ne peut vivre de son travail, il devient mendiant ou s'expatrie. Ce n'est pas tout: il faut que l'ouvrier trouve un certain profit, pour subvenir aux accidents, pour élever sa famille. Dans une nation où le commerce et l' industrie sont libres et animés, la concurrence fixe ce profit au taux le plus bas qu'il soit possible. Il s'établit une espèce d'équilibre entre la valeur de toutes les productions de la terre, la consommation des différentes espèces de denrées, les différents genres d'ouvrages, le nombre d'hommes qui y sont occupés, et le prix de leurs salaires.
Les salaires ne peuvent même être fixés et demeurer constamment à un taux déterminé, qu'en vertu de cet équilibre et de l'influence qu'ont les unes sur les autres toutes les parties de la société, toutes les branches de la production et du commerce. Cela posé, si l'on charge un des poids, il est impossible qu'il n'en résulte pas dans toute la machine un mouvement qui tend à rétablir l'ancien équilibre. La proportion de la valeur courante des salaires à leur valeur fondamentale était établie par les lois de cet équilibre, et par la combinaison de toutes les circonstances où se trouvent toutes les parties de la société.
Vous augmentez la valeur fondamentale : il faut que les circonstances qui ont fixé auparavant la proportion de la valeur courante avec cette valeur fondamentale fassent remonter la valeur courante jusqu'à ce que la proportion soit rétablie. Je sais bien que cet effet ne sera pas subit, et qu'il y a dans toute machine compliquée des frottements qui ralentissent les effets le plus infailliblement démontrés par la théorie. Le niveau même, dans un fluide parfaitement homogène, ne se rétablit qu'avec le temps, mais il s'établit toujours avec le temps. Il en est de même de l'équilibre des valeurs que nous examinons. L'ouvrier, comme vous le dites, s'ingénie pour travailler plus ou consommer moins; mais tout cela n'est que passager. Il n'est, sans doute, aucun homme qui travaille autant qu'il pourrait travailler. Mais il n'est pas non plus dans la nature que les hommes travaillent autant qu'ils pourraient travailler, comme il ne l'est pas qu'une corde soit tendue autant qu'elle peut l'être. Il y a un degré de relâchement nécessaire dans toute machine, sans lequel elle courrait risque de se briser à tout moment. Ce degré de relâchement dans le travail est fixé par mille causes qui subsistent après l'impôt et, par conséquent, si par un premier effort la tension avait augmenté, les choses ne tarderaient pas à reprendre leur assiette naturelle.
Ce que j'ai dit de l'augmentation du travail, je le dis de la diminution de la consommation. Les besoins sont toujours les mêmes. Cette espèce de superflu, sur lequel on peut à toute rigueur retrancher, est encore un élément nécessaire dans la subsistance usuelle des ouvriers et de leurs familles. L'avare de Molière dit que, quand il y a à dîner pour cinq, un sixième trouve à manger : mais à pousser ce raisonnement un peu plus loin, on tomberait bien vite dans l'absurde. J'ajoute que la diminution de la consommation a un autre effet bien terrible sur le revenu du propriétaire, par la diminution de la valeur des denrées et des productions de sa terre.
Je n'entre point dans le détail de l'objection du commerce étranger, que je ne saurais regarder comme un objet bien considérable dans aucune nation, si ce n'est en tant qu'il contribue à augmenter le revenu des terres, et que d'ailleurs on ne peut le taxer sans le faire diminuer. Mais le temps me manque, et je suis forcé de finir, quoique j'eusse bien des choses à dire sur les inconvénients de l'impôt sur les consommateurs, dont la perception est une atteinte perpétuelle à la liberté des citoyens : il faut les fouiller aux douanes, entrer dans leurs maisons pour les droits d'aides et d'excises, sans parler des horreurs de la contrebande, et de la vie des hommes sacrifiée à l'intérêt pécuniaire du fisc : voilà un beau sermon que la législation fait aux voleurs de grand chemin.
Je finis malgré moi, en vous assurant, sans compliment, de l'attachement le plus sincère et le plus inviolable.