MONTESQUIEU

DE L'ESPRIT DES LOIS

QUATRIÈME PARTIE

LIVRE XXIII

DES LOIS, DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT
AVEC LE NOMBRE DES HABITANTS

CHAPITRE PREMIER

Des hommes et des animaux, par rapport
à la multiplication de leur espèce.

O Vénus! ô mère de l'Amour!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Dès le premier beau jour que ton astre ramène,
Les zéphirs font sentir leur amoureuse haleine,
La terre orne son sein de brillantes couleurs,
Et l'air est parfumé du doux esprit des fleurs.
On entend les oiseaux, frappés de ta puissance,
Par mille sons lascifs célébrer ta présence :
Pour la belle génisse, on voit les fiers taureaux,
Ou bondir dans la plaine, ou traverser les eaux.
Enfin, les habitants des bois et des montagnes,
Des fleuves et des mers, et des vertes campagnes,
Brûlant, à ton aspect, d'amour et de désir,
S'engagent à peupler par l'attrait du plaisir :
Tant on aime à te suivre, et ce charmant empire
Que donne la beauté sur tout ce qui respire
a!

Les femelles des animaux ont, à peu près, une fécondité constante. Mais, dans l'espèce humaine, la manière de penser, le caractère, les passions, les fantaisies, les caprices, l'idée de conserver sa beauté, l'embarras de la grossesse, celui d'une famille trop nombreuse, troublent la propagation de mille manières.

a. Traduction du commencement de Lucrèce, par le sieur d'Hesnaut.


CHAPITRE II

Des mariages.

L'obligation naturelle qu'a le père de nourrir ses enfants, a fait établir le mariage, qui déclare celui qui doit remplir cette obligation. Les peuples a dont parle Pomponius Mela b ne le fixaient que par la ressemblance.

Chez les peuples bien policés, le père est celui que les lois, par la cérémonie du mariage, ont déclaré devoir être tel c, parce qu'elles trouvent en lui la personne qu'elles cherchent.

Cette obligation, chez les animaux, est telle que la mère peut ordinairement y suffire. Elle a beaucoup plus d'étendue chez les hommes : leurs enfants ont de la raison; mais elle ne leur vient que par degrés : il ne suffit pas de les nourrir, il faut encore les conduire : déjà ils pourraient vivre, et ils ne peuvent pas se gouverner.

Les conjonctions illicites contribuent peu à la propagation de l'espèce. Le père, qui a l'obligation naturelle de nourrir et d'élever les enfants, n'y est point fixé; et la mère, à qui l'obligation reste, trouve mille obstacles, par la honte, les remords, la gêne de son sexe, la rigueur des lois : la plupart du temps elle manque de moyens.

Les femmes qui se sont soumises à une prostitution publique ne peuvent avoir la commodité d'élever leurs enfants. Les peines de cette éducation sont même incompatibles avec leur condition : et elles sont si corrompues, qu'elles ne sauraient avoir la confiance de la loi.

Il suit de tout ceci, que la continence publique est naturellement jointe à la propagation de l'espèce.

a. Les Garamantes.
b. Liv. I, chap. III .
c. Pater est quem nuptiæ demonstrant.


CHAPITRE III

De la condition des enfants.

C'est la raison qui dicte que, quand il y a un mariage, les enfants suivent la condition du père; et que, quand il n'y en a point, ils ne peuvent concerner que la mère a.

a. C'est pour cela que, chez les nations qui ont des esclaves, l'enfant suit presque toujours la condition de la mère.


CHAPITRE IV

Des familles.

Il est presque reçu partout que la femme passe dans la famille du mari. Le contraire est, sans aucun inconvénient, établi à Formose a, où le mari va former celle de la femme.

Cette loi, qui fixe la famille dans une suite de personnes du même sexe, contribue beaucoup, indépendamment des premiers motifs, à la propagation de l'espèce humaine. La famille est une sorte de propriété : un homme, qui a des enfants du sexe qui ne la perpétue pas, n'est jamais content qu'il n'en ait de celui qui la perpétue.

Les noms, qui donnent aux hommes l'idée d'une chose qui semble ne devoir pas périr, sont très propres à inspirer à chaque famille le désir d'étendre sa durée. Il y a des peuples chez lesquels les noms distinguent les familles : il y en a où ils ne distinguent que les personnes; ce qui n'est pas si bien.

a. Le Père du Halde, t. I, p. 156.


CHAPITRE V

De divers ordres de femmes légitimes.

Quelquefois les lois et la religion ont établi plusieurs sortes de conjonctions civiles; et cela est ainsi chez les Mahométans, où il y a divers ordres de femmes, dont les enfants se reconnaissent par la naissance dans la maison, ou par des contrats civils, ou même par l'esclavage de la mère, et la reconnaissance subséquente du père.

Il serait contre la raison que la loi flétrît, dans les enfants, ce qu'elle a approuvé dans le père : tous ces enfants y doivent donc succéder, à moins que quelque raison particulière ne s'y oppose, comme au Japon, où il n'y a que les enfants de la femme donnée par l'empereur qui succèdent. La politique y exige que les biens que l'empereur donne ne soient pas trop partagés, parce qu'ils sont soumis à un service, comme étaient autrefois nos fiefs

Il y a des pays où une femme légitime jouit dans la maison, à peu près, des honneurs qu'a dans nos climats une femme unique : là, les enfants des concubines sont censés appartenir à la première femme : Cela est ainsi établi à la Chine. Le respect filial a, la cérémonie d'un deuil rigoureux, ne sont point dus à la mère naturelle, mais à cette mère que donne la loi.

A l'aide d'une telle fiction b, il n'y a plus d'enfants bâtards : et, dans les pays où cette fiction n'a pas lieu, on voit bien que la loi, qui légitime les enfants des concubines, est une loi forcée; car ce serait le gros de la nation qui serait flétri par la loi. Il n'est pas question non plus, dans ces pays, d'enfants adultérins. Les séparations des femmes, la clôture, les eunuques, les verroux, rendent la chose si difficile, que la loi la juge impossible : D'ailleurs, le même glaive exterminerait la mère et l'enfant.

a. Le Père du Halde, t. II, p. 124.
b. On distingue les femmes en grandes et petites, c'est-à-dire, en légitimes ou non; mais il n'y a point une pareille distinction entre les enfants. C'est la grande doctrine de l'empire, est-il dit dans un ouvrage chinois sur la morale, traduit par le même père, p. 140.


CHAPITRE VI

Des bâtards, dans les divers gouvernements.

On ne connaît donc guère les bâtards dans les pays où la polygamie est permise; on les connaît dans ceux où la loi d'une seule femme est établie. Il a fallu, dans ces pays, flétrir le concubinage; il a donc fallu flétrir les enfants qui en étaient nés.

Dans les républiques, où il est nécessaire que les murs soient pures, les bâtards doivent être encore plus odieux que dans les monarchies.

On fit peut-être, à Rome, des dispositions trop dures contre eux : mais les institutions anciennes mettant tous les citoyens dans la nécessité de se marier; les mariages étant, d'ailleurs, adoucis par la permission de répudier, ou de faire divorce; il n'y avait qu'une très grande corruption de murs qui pût porter au concubinage.

Il faut remarquer que la qualité de citoyen étant considérable dans les démocraties, où elle emportait avec elle la souveraine puissance, il s'y faisait souvent des lois sur l'état des bâtards, qui avaient moins de rapport à la chose même et à l'honnêteté du mariage, qu'à la constitution particulière de la république. Ainsi le peuple a quelquefois reçu pour citoyens les bâtards a, afin d'augmenter sa puissance contre les grands. Ainsi à Athènes, le peuple retrancha les bâtards du nombre des citoyens, pour avoir une plus grande portion du blé que lui avait envoyé le roi d'Egypte. Enfin, Aristote b nous apprend que, dans plusieurs villes, lorsqu'il n'y avait point assez de citoyens, les bâtards succédaient; et que, quand il y en avait assez, ils ne succédaient pas.

a. Voyez ARISTOTE, Politique, liv. VI, chap. IV.
b. Ibid., liv. III, chap. III.


CHAPITRE VII

Du consentement des pères mariages.

Le consentement des pères est fondé sur leur puissance, c'est-à-dire, sur leur droit de propriété; il est encore fondé sur leur amour, sur leur raison, et sur l'incertitude de celle de leurs enfants, que l'âge tient dans l'état d'ignorance, et les passions dans l'état d'ivresse.

Dans les petites républiques ou institutions singulières dont nous avons parlé, il peut y avoir des lois qui donnent aux magistrats une inspection sur les mariages des enfants des citoyens, que la nature avait déjà donnée aux pères. L'amour du bien public y peut être tel, qu'il égale, ou surpasse tout autre amour. Ainsi Platon voulait que les magistrats réglassent les mariages : ainsi les magistrats lacédémoniens les dirigeaient-ils.

Mais, dans les institutions ordinaires, c'est aux pères à marier leurs enfants : leur prudence, à cet égard, sera toujours au-dessus de toute autre prudence. La nature donne aux pères un désir de procurer à leurs enfants des successeurs, qu'ils sentent à peine pour eux-mêmes : dans les divers degrés de progéniture, ils se voient avancer, insensiblement, vers l'avenir. Mais que serait-ce, si la vexation et l'avarice allaient au point d'usurper l'autorité des pères ? Ecoutons Thomas Gage a sur la conduite des Espagnols dans les Indes.

« Pour augmenter le nombre des gens qui paient le tribut, il faut que tous les Indiens qui ont quinze ans se marient; et même on a réglé le temps du mariage des Indiens à quatorze ans pour les mâles, et à treize pour les filles. On se fonde sur un canon qui dit que la malice peut suppléer à l'âge. » Il vit faire un de ces dénombrements : c'était, dit-il, une chose honteuse. Ainsi, dans l'action du monde qui doit être la plus libre, les Indiens sont encore esclaves.

a. Relation de Thomas Gage, p. 171.


CHAPITRE VIII

Continuation du même sujet.

En Angleterre, les filles abusent souvent de la loi, pour se marier à leur fantaisie, sans consulter leurs parents. Je ne sais pas si cet usage ne pourrait pas y être plus toléré qu'ailleurs, par la raison que les lois n'y ayant point établi un célibat monastique, les filles n'y ont d'état à prendre que celui du mariage, et ne peuvent s'y refuser. En France, au contraire, où le monachisme est établi, les filles ont toujours la ressource du célibat; et la loi qui leur ordonne d'attendre le consentement des pères, y pourrait être plus convenable. Dans cette idée, l'usage d'Italie et d'Espagne serait le moins raisonnable : le monachisme y est établi, et l'on peut s'y marier sans le consentement des pères.


CHAPITRE IX

Des filles.

Les filles, que l'on ne conduit que par le mariage au plaisir et à la liberté; qui ont un esprit qui n'ose penser, un cur qui n'ose sentir, des yeux qui n'osent voir, des oreilles qui n'osent entendre; qui ne se présentent que pour se montrer stupides; condamnées sans relâche à des bagatelles et à des préceptes, sont assez portées au mariage : ce sont les garçons qu'il faut encourager.


CHAPITRE X

Ce qui détermine au mariage.

Partout où il se trouve une place où deux personnes peuvent vivre commodément, il se fait un mariage. La nature y porte assez, lorsqu'elle n'est point arrêtée par la difficulté de la subsistance.

Les peuples naissants se multiplient et croissent beaucoup. Ce serait, chez eux, une grande incommodité de vivre dans le célibat : ce n'en est point une d'avoir beaucoup d'enfants. Le contraire arrive lorsque la nation est formée.


CHAPITRE XI

De la dureté du gouvernement.

Les gens qui n'ont absolument rien, comme les mendiants, ont beaucoup d'enfants. C'est qu'ils sont dans le cas des peuples naissants : il n'en coûte rien au père pour donner son art à ses enfants, qui même sont, en naissant, des instruments de cet art. Ces gens, dans un pays riche ou superstitieux, se multiplient; parce qu'ils n'ont pas les charges de la société, mais sont eux-mêmes les charges de la société. Mais les gens qui ne sont pauvres que parce qu'ils vivent dans un gouvernement dur, qui regardent leur champ moins comme le fondement de leur subsistance que comme un prétexte à la vexation; ces gens-là, dis-je, font peu d'enfants. Ils n'ont pas même leur nourriture; comment pourraient-ils songer à la partager ? ils ne peuvent se soigner dans leurs maladies; comment pourraient-ils élever des créatures qui sont dans une maladie continuelle, qui est l'enfance ?

C'est la facilité de parler, et l'impuissance d'examiner, qui ont fait dire que, plus les sujets étaient pauvres, plus les familles étaient nombreuses; que, plus on était chargé d'impôts, plus on se mettait en état de les payer : deux sophismes qui ont toujours perdu, et qui perdront à jamais les monarchies.

La dureté du gouvernement peut aller jusqu'à détruire les sentiments naturels, par les sentiments naturels même : Les femmes de l'Amérique ne se faisaient-elles pas avorter, pour que leurs enfants n'eussent pas des maîtres aussi cruels a ?

a. Relation de Thomas Gage, p. 58.


CHAPITRE XII

Du nombre des filles et des garçons, dans différents pays.

J'ai déjà dit a qu'en Europe il naît un peu plus de garçons que de filles : On a remarqué qu'au Japon b il naissait un peu plus de filles que de garçons. Toutes choses égales, il y aura plus de femmes fécondes au Japon qu'en Europe, et par conséquent plus de peuple.

Des relations c disent qu'à Bantam il y a dix filles pour un garçon : une disproportion pareille, qui ferait que le nombre des familles y serait, au nombre de celles des autres climats, comme un est à cinq et demi, serait excessive. Les familles y pourraient être plus grandes à la vérité; mais il y a peu de gens assez aisés pour pouvoir entretenir une si grande famille.

a. Au liv. XVI, chap. IV.
b. Voyez Kempfer, qui rapporte un dénombrement de Méaco.
c. Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, t. I, p. 347.


CHAPITRE XIII

Des ports de mer.

Dans les ports de mer, où les hommes s'exposent à mille dangers, et vont mourir ou vivre dans des climats reculés, il y a moins d'hommes que de femmes; cependant on y voit plus d'enfants qu'ailleurs : cela vient de la facilité de la subsistance. Peut-être même que les parties huileuses du poisson sont plus propres à fournir cette matière qui sert à la génération. Ce serait une des causes de ce nombre infini de peuple qui est au Japon a et à la Chine b, où l'on ne vit presque que de poisson c. Si cela était, de certaines règles monastiques, qui obligent de vivre de poisson, contraires à l'esprit du législateur même.

a. Le Japon est composé d'îles, il y a beaucoup de rivages, et la mer y est très poissonneuse.
b. La Chine est pleine de ruisseaux.
c. Voyez le Père du Halde, t. II, p. 139, 142 et suiv.


CHAPITRE XIV

Des productions de la terre,
qui demandent plus ou moins d'hommes.

Les pays de pâturages sont peu peuplés, parce que peu de gens y trouvent de l'occupation; les terres à blé occupent plus d'hommes, et les vignobles infiniment davantage.

En Angleterre, on s'est souvent plaint que l'augmentation des pâturages diminuait les habitants a; et on observe, en France, que la grande quantité de vignobles y est une des grandes causes de la multitude des hommes.

Les pays où des mines de charbon fournissent des matières propres à brûler, ont cet avantage sur les autres, qu'il n'y faut point de forêts, et que toutes les terres peuvent être cultivées.

Dans les lieux où croit le riz, il faut de grands travaux pour ménager les eaux : beaucoup de gens y peuvent donc être occupés. Il y a plus : il y faut moins de terre pour fournir à la subsistance d'une famille, que dans ceux qui produisent d'autres grains : enfin, la terre, qui est employée ailleurs à la nourriture des animaux, y sert immédiatement à la subsistance des hommes; le travail que font ailleurs les animaux est fait, là, par les hommes; et la culture des terres devient, pour les hommes, une immense manufacture.

a. La plupart des propriétaires des fonds de terre, dit Burnet, trouvant plus de profit en la vente de leur laine, que de leur blé, enfermèrent leurs possessions; les communes, qui mouraient de faim, se soulevèrent : on proposa une loi agraire; le jeune roi écrivit même là-dessus : on fit des proclamations contre ceux qui avaient renfermé leurs terres. Abrégé de l'histoire de la réforme, p. 44 et 83.


CHAPITRE XV

Du nombre des habitants, par rapport aux arts.

Lorsqu'il y a une loi agraire, et que les terres sont également partagées, le pays peut être très peuplé, quoiqu'il y ait peu d'arts; parce que chaque citoyen trouve, dans le travail de sa terre, précisément de quoi se nourrir; et que tous les citoyens, ensemble, consomment tous les fruits du pays : cela était ainsi dans quelques anciennes républiques.

Mais, dans nos Etats d'aujourd'hui, les fonds de terre sont inégalement distribués; ils produisent plus de fruits que ceux qui les cultivent n'en peuvent consommer; et, si l'on y néglige les arts, et qu'on ne s'attache qu'à l'agriculture, le pays ne peut être peuplé. Ceux qui cultivent ou font cultiver ayant des fruits de reste, rien ne les engage à travailler l'année d'ensuite : les fruits ne seraient point consommés par les gens oisifs, car les gens oisifs n'auraient pas de quoi les acheter. Il faut donc que les arts s'établissent, pour que les fruits soient consommés par les laboureurs et les artisans. En un mot, ces Etats ont besoin que beaucoup de gens cultivent au-delà de ce qui leur est nécessaire : pour cela, il faut leur donner envie d'avoir le superflu; mais il n'y a que les artisans qui le donnent.

Ces machines, dont l'objet est d'abréger l'art, ne sont pas toujours utiles. Si un ouvrage est à un prix médiocre, et qui convienne également à celui qui l'achète, et à l'ouvrier qui l'a fait; les machines qui en simplifieraient la manufacture, c'est-à-dire qui diminueraient le nombre des ouvriers, seraient pernicieuses : et, si les moulins à eau n'étaient pas partout établis, je ne les croirais pas aussi utiles qu'on le dit; parce qu'ils ont fait reposer une infinité de bras, qu'ils ont privé bien des gens de l'usage des eaux, et ont fait perdre la fécondité à beaucoup de terres.


CHAPITRE XVI

Des vues du législateur sur la propagation de l'espèce.

Les règlements sur le nombre des citoyens dépendent beaucoup des circonstances. Il y a des pays où la nature a tout fait; le législateur n'y a donc rien à faire. A quoi bon engager, par des lois, à la propagation, lorsque la fécondité du climat donne assez de peuple ? Quelquefois le climat est plus favorable que le terrain; le peuple s'y multiplie, et les famines le détruisent : c'est le cas où se trouve la Chine; aussi un père y vend-il ses filles, et expose ses enfants. Les mêmes causes opèrent au Tonkin les mêmes effets a; et il ne faut pas, comme les voyageurs arabes dont Renaudot nous a donné la relation b, aller chercher l'opinion de la métempsycose pour cela.

Les mêmes raisons font que, dans l'île Formose c, la religion ne permet pas aux femmes de mettre des enfants au monde qu'elles n'aient trente-cinq ans : avant cet âge, la prêtresse leur foule le ventre, et les fait avorter.

a. Voyages de Dampierre, t. II, p. 41.
b. p. 167.
c. Voyez le Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, t. V, part. I, p. 182 et 188.


CHAPITRE XVII

De la Grèce, et du nombre de ses habitants.

Cet effet, qui tient à des causes physiques dans de certains pays d'Orient, la nature du gouvernement le produisit dans la Grèce. Les Grecs étaient une grande nation, composée de villes qui avaient chacune leur gouvernement et leurs lois. Elles n'étaient pas plus conquérantes que celles de Suisse, de Hollande et d'Allemagne ne le sont aujourd'hui : Dans chaque république, le législateur avait eu pour objet le bonheur des citoyens au-dedans, et une puissance au-dehors qui ne fût pas inférieure à celle des villes voisines a. Avec un petit territoire et une grande félicité, il était facile que le nombre des citoyens augmentât, et leur devînt à charge : aussi firent-il, sans cesse, des colonies b; ils se vendirent pour la guerre, comme les Suisses font aujourd'hui : rien ne fut négligé de ce qui pouvait empêcher la trop grande multiplication des enfants.

Il y avait, chez eux, des républiques dont la Constitution était singulière. Des peuples soumis étaient obligés de fournir la subsistance aux citoyens : les Lacédémoniens étaient nourris par les Ilotes; les Crétois, par les Périéciens; les Thessaliens, par les Pénestes. Il ne devait y avoir qu'un certain nombre d'hommes libres, pour que les esclaves fussent en état de leur fournir la subsistance. Nous disons aujourd'hui qu'il faut borner le nombre des troupes réglées : Or Lacédémone était une armée entretenue par des paysans; il fallait donc borner cette armée : sans cela, les hommes libres, qui avaient tous les avantages de la société, se seraient multipliés sans nombre, et les laboureurs auraient été accablés.

Les politiques grecs s'attachèrent donc particulièrement à régler le nombre des citoyens. Platon c le fixe à cinq mille quarante; et il veut que l'on arrête, ou que l'on encourage la propagation, selon le besoin, par les honneurs, par la honte, et par les avertissements des vieillards; il veut même que l'on règle le nombre des mariages d, de manière que le peuple se répare, sans que la république soit surchargée.

« Si la loi du pays, dit Aristote e, défend d'exposer les enfants, il faudra borner le nombre de ceux que chacun doit engendrer. » Si l'on a des enfants au-delà du nombre défini par la loi, il conseille f de faire avorter la femme, avant que le ftus ait vie.

Le moyen infâme qu'employaient les Crétois, pour prévenir le trop grand nombre d'enfants, est rapporté par Aristote; et j'ai senti la pudeur effrayée, quand j'ai voulu le rapporter.

Il y a des lieux, dit encore Aristote g, où la loi fait citoyens les étrangers, ou les bâtards, ou ceux qui sont seulement nés d'une mère citoyenne : mais, dès qu'ils ont assez de peuple, ils ne le font plus. Les sauvages du Canada font brûler leurs prisonniers : mais, lorsqu'ils ont des cabanes vides à leur donner, ils les reconnaissent de leur nation.

Le chevalier Petty a supposé, dans ses calculs, qu'un homme, en Angleterre, vaut ce qu'on le vendrait à Alger h. Cela ne peut être bon que pour l'Angleterre : il y a des pays où un homme ne vaut rien; il y en a où il vaut moins que rien.

a. Par la valeur, la discipline, et les exercices militaires.
b. Les Gaulois, qui étaient dans le même cas, firent de même.
c. Dans ses Lois, liv. V.
d. République, liv. V.
e. Politique, liv. VII, chap. XVI.
f. Ibid.
g. Ibid., liv. III, chap. III.
h. Soixante livres sterlings.


CHAPITRE XVIII

De l'état des peuples avant les Romains.

L'Italie, la Sicile, l'Asie Mineure, l'Espagne, la Gaule, la Germanie, étaient, à peu près, comme la Grèce, pleines de petits peuples, et regorgeaient d'habitants : l'on n'y avait pas besoin de lois pour en augmenter le nombre.


CHAPITRE XIX

Dépopulation de l'univers.

Toutes ces petites républiques furent englouties dans une grande, et l'on vit insensiblement l'univers se dépeupler : il n'y a qu'à voir ce qu'étaient l'Italie et la Grèce, avant et après les victoires des Romains.

« On me demandera, dit Tite-Live a, où les Volsques ont pu trouver assez de soldats pour faire la guerre, après avoir été si souvent vaincus. Il fallait qu'il y eût un peuple infini dans ces contrées, qui ne seraient aujourd'hui qu'un désert, sans quelques soldats et quelques esclaves romains. »

« Les oracles ont cessé, dit Plutarque b, parce que les lieux ou ils parlaient sont détruits; à peine trouverait-on aujourd'hui dans la Grèce trois mille hommes de guerre. »

« Je ne décrirai point, dit Strabon c, l'Épire et les lieux circonvoisins, parce que ces pays sont entièrement déserts Cette dépopulation, qui a commencé depuis longtemps continue tous les jours; de sorte que les soldats romains ont leur camp dans les maisons abandonnées. » Il trouve la cause de ceci dans Polybe, qui dit que Paul Emile après sa victoire, détruisit soixante-dix villes de l'Épire, et en emmena cent cinquante mille esclaves.

a. Liv. VI.
b. Oeuvres morales, Des oracles qui ont cessé.
c. Liv. VII, p. 496.


CHAPITRE XX

Que les Romains furent dans la nécessité
de faire des lois pour la propagation de l'espèce.

Les Romains, en détruisant tous les peuples, se détruisaient eux-mêmes : Sans cesse dans l'action, l'effort et la violence, ils s'usaient, comme une arme dont on se sert toujours.

Je ne parlerai point ici de l'attention qu'ils eurent à se donner des citoyens à mesure qu'ils en perdaient a; des associations qu'ils firent; des droits de cité qu'ils donnèrent; et de cette pépinière immense de citoyens qu'ils trouvèrent dans leurs esclaves. Je dirai ce qu'ils firent, non pas pour réparer la perte des citoyens, mais celle des hommes : et, comme ce fut le peuple du monde qui sut le mieux accorder ses lois avec ses projets, il n'est point indifférent d'examiner ce qu'il fit à cet égard.

a. J'ai traité ceci dans les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains, etc.


CHAPITRE XXI

Des lois des Romains sur la propagation de l'espèce.

Les anciennes lois de Rome cherchèrent beaucoup à déterminer les citoyens au mariage. Le sénat et le peuple firent souvent des règlements là-dessus, comme le dit Auguste, dans sa harangue rapportée par Dion a.

Denys d'Halicarnasse b ne peut croire, qu'après la mort des trois cent cinq Fabiens exterminés par les Véiens, il ne fût resté de cette race qu'un seul enfant; parce que la loi ancienne, qui ordonnait à chaque citoyen de se marier, et d'élever tous ses enfants, était encore dans sa vigueur c.

Indépendamment des lois, les censeurs eurent l'oeil sur les mariages; et, selon les besoins de la république, ils y engagèrent, et par la honte d, et par les peines.

Les murs, qui commencèrent à se corrompre? contribuèrent beaucoup à dégoûter les citoyens du mariage, qui n'a que des peines pour ceux qui n'ont plus de sens pour les plaisirs de l'innocence. C'est l'esprit de cette harangue e que Métellus Numidicus fit au peuple dans sa censure. « S'il était possible de n'avoir point de femme, nous nous délivrerions de ce mal : mais, comme la nature a établi que l'on ne peut guère vivre heureux avec elles, ni subsister sans elles, il faut avoir plus d égards à notre conservation, qu'à des satisfactions passagères. »

La corruption des murs détruisit la censure, établie elle-même pour détruire la corruption des murs : mais, lorsque cette corruption devient générale, la censure n'a plus de force f.

Les discordes civiles, les triumvirats, les proscriptions, affaiblirent plus Rome, qu'aucune guerre qu'elle eût encore faite : il restait peu de citoyens g, et la plupart n'étaient pas mariés. Pour remédier à ce dernier mal, César et Auguste rétablirent la censure, et voulurent même être censeurs h. Ils firent divers règlements : César donna des récompenses à ceux qui avaient beaucoup d'enfants i; il détendit aux femmes qui avaient moins de quarante-cinq ans, et qui n'avaient ni maris ni enfants, de porter des pierreries, et de se servir de litières j : méthode excellente d'attaquer le célibat par la vanité. Les lois d'Auguste furent plus pressantes k : il imposa l des peines nouvelles à ceux qui n'étaient point mariés, et augmenta les récompenses de ceux qui l'étaient, et de ceux qui avaient des enfants. Tacite appelle ces lois Juliennes m ; il y a apparence qu'on y avait fondu les anciens règlements faits par le sénat, le peuple et les censeurs.

La loi d'Auguste trouva mille obstacles; et trente-quatre ans n après qu'elle eut été faite, les chevaliers romains lui en demandèrent la révocation. Il fit mettre d'un côté ceux qui étaient mariés, et de l'autre ceux qui ne l'étaient pas : ces derniers parurent en plus grand nombre; ce qui étonna les citoyens, et les confondit. Auguste, avec la gravité des anciens censeurs, leur parla ainsi o.

« Pendant que les maladies et les guerres nous enlèvent tant de citoyens, que deviendra la ville, si on ne contracte plus de mariages ? La cité ne consiste point dans les maisons, les portiques, les places publiques : ce sont les hommes qui font la cité. Vous ne verrez point, comme dans les fables, sortir des hommes de dessous la terre, pour prendre soin de vos affaires. Ce n'est point pour vivre seuls que vous restez dans le célibat : chacun de vous a des compagnes de sa table et de son lit, et vous ne cherchez que la paix dans vos dérèglements. Citerez-vous ici l'exemple des vierges Vestales ? Donc si vous ne gardiez pas les lois de la pudicité, il faudrait vous punir comme elles. Vous êtes également mauvais citoyens, soit que tout le monde imite votre exemple, soit que personne ne le suive. Mon unique objet est la perpétuité de la république. J'ai augmenté les peines de ceux qui n'ont point obéi; et, à l'égard des récompenses? elles sont telles que je ne sache pas que la vertu en ait encore eu de plus grandes : il y en a de moindres qui portent mille gens à exposer leur vie; ci celles-ci ne vous engageraient pas à prendre une femme, et à nourrir des enfants ? »

Il donna la loi qu'on nomma de son nom Julia, et Pappia Poppoea du nom des consuls p d'une partie de cette année-là. La grandeur du mal paraissait dans leur élection même : Dion q nous dit qu'ils n'étaient point mariés, et qu'ils n'avaient point d'enfants.

Cette loi d'Auguste fut proprement un code de lois, et un corps systématique de tous les règlements qu'on pouvait faire sur ce sujet. On y refondit les lois juliennes r, et on leur donna plus de force : elles ont tant de vues, elles influent sur tant de choses, qu'elles forment la plus belle partie des lois civiles des Romains.

On en trouve les morceaux dispersés dans les précieux fragments d'Ulpien s, dans les lois du digeste, tirées des auteurs qui ont écrit sur les lois pappiennes; dans les historiens et les autres auteurs qui les ont citées; dans le code théodosien qui les a abrogées; dans les pères qui les ont censurées, sans doute avec un zèle louable pour les choses de l'autre vie, mais avec très peu de connaissance des affaires de celle-ci.

Ces lois avaient plusieurs chefs, et l'on en connaît trente-cinq t. Mais, allant à mon sujet le plus directement qu'il me sera possible, je commencerai par le chef qu'Aulu-Gelle u nous dit être le septième, et qui regarde les honneurs et les récompenses accordés par cette loi.

Les Romains, sortis pour la plupart des villes latines, qui étaient des colonies lacédémoniennes v, et qui avaient même tiré de ces villes une partie de leurs lois w, eurent, comme les Lacédémoniens, pour la vieillesse, ce respect qui donne tous les honneurs et toutes les préséances Lorsque la république manqua de citoyens, on accorda au mariage et au nombre des enfants les prérogatives que l'on avait données à l'âge x : on en attacha quelques-unes au mariage seul, indépendamment des enfants qui en pourraient naître : cela s'appelait le droit des maris. On en donna d'autres à ceux qui avaient des enfants; de plus grandes à ceux qui avaient trois enfants. Il ne faut pas confondre ces trois choses : il y avait de ces privilèges dont les gens mariés jouissaient toujours; comme, par exemple, une place particulière au théâtre y; il y en avait dont ils ne jouissaient que lorsque des gens qui avaient des enfants, ou qui en avaient plus qu'eux, ne les leur ôtaient pas.

Ces privilèges étaient étendus : Les gens mariés, qui avaient le plus grand nombre d'enfants, étaient toujours préférés, soit dans la poursuite des honneurs, soit dans l'exercice de ces honneurs mêmes z. Le consul oui avait le plus d'enfants prenait le premier les faisceaux a, il avait le choix des provinces b le sénateur qui avait le plus d'enfants était écrit le premier dans le catalogue des sénateurs; il disait, au sénat, son avis le premier c. L'on pouvait parvenir avant l'âge aux magistratures, parce que chaque enfant donnait dispense d'un an d. Si l'on avait trois enfants, à Rome, on était exempt de toutes charges personnelles e. Les femmes ingénues qui avaient trois enfants et les affranchies qui en avaient quatre, sortaient f de cette perpétuelle tutelle, où les retenaient g les anciennes lois de Rome.

Que s'il y avait des récompenses, il y avait aussi des peines h. Ceux qui n'étaient point mariés ne pouvaient rien recevoir par le testament des étrangers i; et ceux qui, étant mariés, n'avaient point d'enfants, n'en recevaient que la moitié j. Romains, dit Plutarque k, se mariaient pour être héritiers, et non pour avoir des héritiers.

Les avantages qu'un mari et une femme pouvaient se faire par testament, étaient limités par la loi. Ils pouvaient se donner le tout l. s'ils avaient des enfants l'un de l'autre; s'ils n'en avaient point, ils pouvaient recevoir la dixième partie de la succession, à cause du mariage, et, s'ils avaient des enfants d'un autre mariage, ils pouvaient se donner autant de dixièmes qu'ils avaient d'enfants.

Si un mari s'absentait d'auprès de sa femme m pour autre cause que pour les affaires de la république, il ne pouvait en être l'héritier.

La loi donnait à un mari, ou à une femme, qui survivait, deux ans pour se remarier n; et un an et demi, dans le cas du divorce. Les pères qui ne voulaient pas marier leurs enfants, ou donner de dot à leurs filles, y étaient contraints par les magistrats o.

On ne pouvait faire de fiançailles, lorsque le mariage devait être différé de plus de deux ans p; et, comme on ne pouvait épouser une fille qu'à douze ans, on ne pouvait la fiancer qu'à dix. La loi ne voulait pas que l'on pût jouir inutilement q, et sous prétexte de fiançailles, des privilèges des gens mariés.

Il était défendu à un homme qui avait soixante ans d'épouser une femme qui en avait cinquante r. Comme on avait donné de grands privilèges aux gens mariés, la loi ne voulait point qu'il y eût des mariages inutiles. Par la même raison, le sénatus-consulte Calvisien déclarait inégal le mariage d'une femme qui avait plus de cinquante ans avec un homme qui en avait moins de soixante s; de sorte qu'une femme qui avait cinquante ans ne pouvait se marier sans encourir les peines de ces lois. Tibère ajouta à la rigueur de la loi Pappienne t, et défendit à un homme de soixante ans d'épouser une femme qui en avait moins de cinquante; de sorte qu'un homme de soixante ans ne pouvait se marier, dans aucun cas, sans encourir la peine : mais Claude abrogea ce qui avait été fait sous Tibère à cet égard u.

Toutes ces dispositions étaient plus conformes au climat d'Italie qu'à celui du nord, où un homme de soixante ans a encore de la force, et où les femmes de cinquante ans ne sont pas généralement stériles.

Pour que l'on ne fût pas, inutilement, borné dans le choix qu'on pouvait faire, Auguste permit à tous les ingénus qui n'étaient pas sénateurs v d'épouser des affranchies w. La loi Pappienne interdisait aux sénateurs le mariage avec les femmes qui avaient été affranchies, ou qui s'étaient produites sur le théâtre x; et du temps d'Ulpien, il était défendu aux ingénus d'épouser des femmes qui avaient mené une mauvaise vie, qui étaient montées sur le théâtre, ou qui avaient été condamnées par un jugement public y. Il fallait que ce fût quelque sénatus-consulte qui eût établi cela. Du temps de la république, on n'avait guère fait de ces sortes de lois; parce que les censeurs corrigeaient, à cet égard, les désordres qui naissaient, ou les empêchaient de naître.

Constantin, ayant fait une loi z, par laquelle il comprenait, dans la défense de la loi Pappienne, non seulement les sénateurs, mais encore ceux qui avaient un rang considérable dans l'État, sans parler de ceux qui étaient d'une condition inférieure; cela forma le droit de ce temps-là : il n'y eut plus que les ingénus, compris dans la loi de Constantin, à qui de tels mariages fussent détendus. Justinien abrogea encore la loi de Constantin a, et permit à toutes sortes de personnes de contracter ces mariages : c'est par là que nous avons acquis une liberté si triste.

Il est clair que les peines portées contre ceux qui se mariaient contre la défense de la loi, étaient les mêmes que celles portées contre ceux qui ne se mariaient point du tout. Ces mariages ne leur donnaient aucun avantage civil b : la dot c était caduque après la mort de la femme d.

Auguste ayant adjugé au trésor public les successions et les legs de ceux que ces lois en déclaraient incapables e, ces lois parurent plutôt fiscales, que politiques et civiles. Le dégoût que l'on avait déjà pour une chose qui paraissait accablante, fut augmenté par celui de se voir continuellement en proie à l'avidité du fisc. Cela fit que, sous Tibère, on fut obligé de modifier ces lois f; que Néron diminua les récompenses des délateurs au fisc g; que Trajan arrêta leurs brigandages h; que Sévère modifia ces lois i; et que les jurisconsultes les regardèrent comme odieuses; et, dans leurs décisions, en abandonnèrent la rigueur.

D'ailleurs, les empereurs énervèrent ces lois, par les privilèges qu'ils donnèrent des droits de maris, d'enfants, et de trois enfants j. Ils firent plus : ils dispensèrent les particuliers des peines de ces lois k. Mais des règles établies pour l'utilité publique semblaient ne devoir point admettre de dispense.

Il avait été raisonnable d'accorder le droit d'enfants aux vestales, que la religion retenait dans une virginité nécessaire l : on donna de même le privilège des maris aux soldats m, parce qu'ils ne pouvaient pas se marier. C'était la coutume d'exempter les empereurs de la gêne de certaines lois civiles : Ainsi Auguste fut exempté de la gêne de la loi qui limitait la faculté d'affranchir n, et de celle qui bornait la faculté de léguer o. Tout cela n'était que des cas particuliers : mais, dans la suite, les dispenses furent données sans ménagement, et la règle ne fut plus qu'une exception.

Des sectes de philosophie avaient déjà introduit dans l'empire un esprit d'éloignement pour les affaires, qui n'aurait pu gagner à ce point dans le temps de la république, où tout le monde était occupé des arts de la guerre et de la paix p. De là une idée de perfection attachée à tout ce qui mène à une vie spéculative : de là l'éloignement pour les soins et les embarras d'une famille. La religion chrétienne, venant après la philosophie, fixa, pour ainsi dire, des idées que celle-ci n'avait fait que préparer.

Le christianisme donna son caractère à la jurisprudence; car l'empire a toujours du rapport avec le sacerdoce. On peut voir le code Théodosien, qui n'est qu'une compilation des ordonnances des empereurs chrétiens.

Un panégyriste de Constantin dit à cet empereur : « Vos lois n'ont été faites que pour corriger les vices, et régler les murs : vous avez ôté l'artifice des anciennes lois, qui semblaient n'avoir d'autres vues que de tendre des pièges à la simplicité q. »

Il est certain que les changements de Constantin furent faits, ou sur des idées qui se rapportaient à l'établissement du christianisme, ou sur des idées prises de sa perfection. De ce premier objet, vinrent ces lois qui donnèrent une telle autorité aux évêques, qu'elles ont été le fondement de la juridiction ecclésiastique : de là ces lois qui affaiblirent l'autorité paternelle, en ôtant au père la propriété des biens de ses enfants r. Pour étendre une religion nouvelle, il faut ôter l'extrême dépendance des enfants, qui tiennent toujours moins à ce qui est établi.

Les lois faites dans l'objet de la perfection chrétienne furent surtout celles par lesquelles il ôta les peines des lois Pappiennes s; en exempta, tant ceux qui n'étaient point mariés, que ceux qui, étant mariés, n'avaient pas d'enfants.

« Ces lois avaient été établies, dit un historien ecclésiastique t, comme si la multiplication de l'espèce humaine pouvait être un effet de nos soins; au lieu de voir que ce nombre croît et décroît selon l'ordre de la providence. »

Les principes de la religion ont extrêmement influé sur la propagation de l'espèce humaine : Tantôt ils l'ont encouragée, comme chez les Juifs, les Mahométans, les Guèbres, les Chinois : tantôt ils l'ont choquée, comme ils firent chez les Romains devenus chrétiens.

On ne cessa de prêcher partout la continence, c est-à-dire, cette vertu qui est plus parfaite, parce que, par sa nature, elle doit être pratiquée par très peu de gens.

Constantin n'avait point ôté les lois décimaires, qui donnaient une plus grande extension aux dons que le mari et la femme pouvaient se faire à proportion du nombre de leurs enfants : Théodose le jeune abrogea encore ces lois u.

Justinien déclara valables tous les mariages que les lois Pappiennes avaient détendus v. Ces lois voulaient qu'on se remariât : Justinien accorda des avantages à ceux qui ne se remarieraient pas w.

Par les lois anciennes, la faculté naturelle que chacun a de se marier, et d'avoir des enfants, ne pouvait être ôtée : Ainsi, quand on recevait un legs à condition de ne point se marier x; lorsqu'un patron faisait jurer son affranchi qu'il ne se marierait point, et qu'il n'aurait point d'enfants y; la loi Pappienne annulait et cette condition et ce serment z. Les clauses, en gardant viduité, établies parmi nous, contredisent donc le droit ancien, et descendent des constitutions des empereurs, faites sur les idées de la perfection.

Il n'y a point de loi qui contienne une abrogation expresse des privilèges et des honneurs que les Romains païens avaient accordés aux mariages et au nombre des enfants : mais, là où le célibat avait la prééminence, il ne pouvait plus y avoir d'honneur pour le mariage; et, puisque l'on put obliger les traitants à renoncer à tant de profits par l'abolition des peines, on sent qu'il fut encore plus aisé d'ôter les récompenses.

La même raison de spiritualité, qui avait fait permettre le célibat, imposa bientôt la nécessité du célibat même. A Dieu ne plaise que je parle ici contre le célibat qu'a adopté la religion : mais qui pourrait se taire contre celui qu'a formé le libertinage; celui où les deux sexes, se corrompant par les sentiments naturels même, fuient une union qui doit les rendre meilleurs, pour vivre dans celle qui les rend toujours pires ?

C'est une règle tirée de la nature, que, plus on diminue le nombre des mariages qui pourraient se faire, plus on corrompt ceux qui sont faits : moins il y a de gens mariés, moins il y a de fidélité dans les mariages; comme, lorsqu'il y a plus de voleurs, il y a plus de vols.

a. Liv. LVI.
b. Liv. II.
c. L'an de Rome 277.
d Voyez, sur ce qu'ils firent à cet égard, Tite-Live, liv. XLV; l'Epitome de Tite-Live, liv. LIX; Aulu-Gelle, liv. I, chap. VI; Valère Maxime, liv. II, chap. XIX.
e. Elle est dans Aulu-Gelle, liv. I, chap. Vl.
f. Voyez ce que j'ai dit au liv. V, chap. XIX.
g. César, après la guerre civile, ayant fait faire le cens, il ne s'y trouva que cent cinquante mille chefs de famille. Epitome de Florus sur Tite-Live, douzième décade.
h. Voyez Dion, liv. XLIII; et XIPHIL., in August.
i. Dion, liv. XLIII; SUÉTONE, Vie de César, chap. xx; APPIEN, liv. II, De la guerre civile.
j. Eusèbe, dans sa Chronique.
k. Dion, liv. LIV.
l. L'an 736 de Rome.
m. Julias rogationes, Annales, liv. III.
n. L'an 762 de Rome, Dion, liv. LVI.
o. J'ai abrégé cette harangue, qui est d'une longueur accablante : elle est rapportée dans Dion, liv. LVI.
p. Marcus Pappius Mutilus, et Q. Poppus Sabinus. Dion, liv. LVI.
q. Dion, liv. LVI.
r. Le titre 14 des Fragments d'Ulpien distingue fort bien la loi julienne de la pappienne.
s. Jacques Godefroi en a fait une compilation.
t. Le trente-cinquième est cité dans la loi XIX, ff. de ritu nuptiarum.
u. Liv. II. chap. XV.
v. Denys d'Halicarnasse
w. Les députés de Rome, qui furent envoyés pour chercher des lois grecques, allèrent à Athènes et dans les villes d'Italie.
x. Aulu-Gelle, liv. II, chap. XV.
y. SUÉTONE, In Augusto, chap. XLIV.
z. Tacite, liv. II. Ut numerus liberorum in canditatis præpolleret, quod lex jubebat.
a. Aulu-Gelle, liv. II, chap. XV.
b. TACITE, Annales, liv. XV.
c. Voyez la loi VI, § ff. 5, de decurion.
d. Voyez la loi II ff. de minorib.
e. Loi I, § 3; et II, § I, ff. de vacatione, et excusat. muner.
f. Fragments d'Ulpien, tit. 29, § 3.
g. PLUTARQUE, Vie de Numa.
h. Voyez les fragments d'Ulpien, aux titres 14, 15,16, 17 et 18, qui sont un des beaux morceaux de l'ancienne jurisprudence romaine.
i. Sozom., liv. I, chap. IX. On recevoir de ses parents; fragment d'Ulpien, tit. 16, §1.
j. Sozom., liv. I, chap. IX, et leg. unic. cod. Theod. de infirm. pnis clib. et orbitat.
k. Oeuvres morales, de l'amour des pères envers leurs enfants.
l. Voyez un plus long détail de ceci dans les Fragments d'Ulpien, tit. 15 et 16.
m. Fragm. d'Ulpien, tit. 16, § 1.
n. Fragments d'Ulpien, tit. 14. Il parait que les premières lois juliennes donnèrent trois ans. Harangue d'Auguste dans Dion liv. LVI; SUÉTONE, Vie d'Auguste, chap. XXXIV. D'autres lois juliennes n'accordèrent qu'un an, enfin, la loi pappienne en donna deux. Fragment d'Ulpien, tit. 14. Ces lois n'étaient point agréables au peuple, et Auguste les tempérait, ou les raidissait, selon qu'on était plus ou moins disposé à les souffrir.
o. C'était le trente-cinquième chef de la loi pappienne, leg. 19, ff. de ritu nuptiarum.
p. Voyez Dion, liv. LIV, anno. 736; SUÉTONE, in Octavio.
q.. Voyez Dion, liv. LIV; et dans le même Dion, la harangue d'Auguste, liv. LVI.
r. Fragm. d'Ulpien, tit. 16; et la loi XXVII, cod. de nuptiis.
s. Fragm. d'Ulpien, tit. 16, § 3
t. Voyez SUÉTONE, In Claudio, chap. XXIII.
u. Voyez SUÉTONE, Vie de Claude, chap. XXIII; et les fragm. d'Ulpien, tit. 16, § 3.
v. Dion, liv. LIV; Fragm. d'Ulpien, tit. 13.
w. Harangue d'Auguste, dans Dion, liv. LVI
x. Fragm. d'Ulpien, chap. XIII; et la loi XLIV, ff. de ritu nuptiarum, à la fin.
y. Voyez les Fragm. d'Ulpien tit. 13 et 16.
z. Voyez la loi I, au cod. de nat. lib.
a. Novel, 1 17.
b. Loi XXXVII, ff. de operib. libertorum, § 7; Fragm. d'Ulpien, tit. 16, § 2.
c. Fragm. ibid.
d. Voyez ci-dessous le chap. XIII du liv. XXVI.
e. Excepté dans de certains cas. Voyez les Fragm. d'Ulpien, tit. 18 ; et la loi unique, au cod. de caduc. tollend.
f. Relatum de moderanda Pappia Popoea. TACITE, Annales, liv. III,
g. Il les réduisit à la quatrième partie. SUÉTONE, in Nerone, chap. X.
h. Voyez le Panégyrique de Pline.
i. Sévère recula jusqu'à vingt-cinq ans pour les mâles, et vingt pour les filles, le temps des dispositions de la loi Pappienne, comme on le voit en conférant le fragm. d'Ulpien, tit. 16, avec ce que dit Tertullien, Apologét., chap. IV.
j. P. Scipion, censeur, dans sa harangue au peuple sur les murs, se plaint de l'abus qui déjà s'était introduit, que le fils adoptif donnait le même privilège que le fils naturel. Aulu-G., liv. V, chap. XIX.
k. Voyez la loi XXXI, ff. de ritu nupt.
l. Auguste, par la loi pappienne, leur donna le même privilège qu'aux mères; voyez Dion, liv. LVI. Numa leur avait donné l'ancien privilège des femmes qui avaient trois enfants, qui est de n'avoir point de curateur, PLUTARQUE, dans La Vie de Numa.
m. Claude le leur accorda, Dion, liv. LX.
n. Leg. apud eum, ff. de manumissionib., § 1.
o. Dion, liv. LV.
p. Voyez, dans les Offices de Cicéron, ses idées sur cet esprit de spéculation.
q. NAZAIRE, in panegyrico Constantini, anno. 321.
r. Voyez la loi I, II et III, au cod. de bonis maternis, maternique generis, etc.; et la loi unique, au même code, de bonis quae filiis famil. acquirumur.
s. Leg. unic. cod. Theod, de infirm, poen coelib. et orbit.
t. Sozom, p. 27.
u. Leg. II et III, cod. Theod. de jur. lib.
v. Leg. Sancimus, cod. de nuptiis.
w. Nov. 127, chap. III; Nov. 118, chap. V.
x. Leg. LIV, ff. de condit. et demonst.
y. Leg. V, § 4, de jure patronat.
z. PAUL, dans ses Sentences, liv. III, tit. 12, § 15.

CHAPITRE XXII

De l'exposition des enfants.

Les premiers Romains eurent une assez bonne police sur l'exposition des enfants. Romulus, dit Denys d'Halicarnasse, imposa à tous les citoyens la nécessité d'élever tous les enfants mâles, et les aînées des filles a. si les enfants étaient difformes et monstrueux, il permettait de les exposer? après les avoir montrés à cinq des plus proches voisins.

Romulus ne permit de tuer aucun enfant qui eût moins de trois ans b : par là il conciliait la loi qui donnait aux pères le droit de vie et de mort sur leurs enfants, et celle qui défendait de les exposer.

On trouve encore, dans Denys d'Halicarnasse, que la loi qui ordonnait aux citoyens de se marier, et d élever tous leurs enfants, était en vigueur l'an 227 de Rome c : on voit que l'usage avait restreint la loi de Romulus, qui permettait d'exposer les filles cadettes.

Nous n'avons de connaissance de ce que la loi des douze tables, donnée l'an de Rome 301, statua sur l'exposition des enfants, que par un passage de Cicéron d, qui, parlant du tribunat du peuple, dit que d'abord après sa naissance, tel que l'enfant monstrueux de la loi des douze tables, il fut étouffé : les enfants qui n'étaient pas monstrueux étaient donc conservés, et la loi des douze tables ne changea rien aux institutions précédentes.

« Les Germains, dit Tacite e, n'exposent point leurs enfants; et, chez eux, les bonnes murs ont plus de force que n'ont ailleurs les bonnes lois. '' Il y avait donc, chez les Romains, des lois contre cet usage, et on ne les suivait plus. On ne trouve aucune loi romaine qui permette d'exposer les enfants f : ce fut, sans doute, un abus introduit dans les derniers temps, lorsque le luxe ôta l'aisance, lorsque les richesses partagées furent appelées pauvreté, lorsque le père crut avoir perdu ce qu'il donna à sa famille, et qu'il distingua cette famille de sa propriété.

a. Antiquités romaines, liv. II.
b. Antiquités romaines, liv. II.
c. Liv. IX.
d. Liv. III, de legib.
e. De morib. Germ.
f. Il n'y a point de titre là-dessus dans le digeste : le titre du code n'en dit rien, non plus que les novelles.

CHAPITRE XXIII

De l'état de l'univers,
après la destruction des Romains.

Les règlements que firent les Romains pour augmenter le nombre de leurs citoyens, eurent leur effet, pendant que leur république, dans la force de son institution n'eut à réparer que les pertes qu'elle faisait par son courage, par son audace, par sa fermeté, par son amour pour la gloire, et par sa vertu même. Mais, bientôt les lois les plus sages ne purent rétablir ce qu'une république mourante, ce qu'une anarchie générale, ce qu'un gouvernement militaire, ce qu'un empire dur, ce qu'un despotisme superbe, ce qu'une monarchie faible, ce qu'une cour stupide, idiote et superstitieuse, avaient successivement abattu : on eût dit qu'ils n'avaient conquis le monde que pour l'affaiblir, et le livrer sans défense aux barbares. Les nations gothes, géthiques, sarrazines et tartares, les accablèrent tour à tour; bientôt les peuples barbares n'eurent à détruire que des peuples barbares. Ainsi, dans le temps des fables, après les inondations et les déluges, il sortit de la terre des hommes armés, qui s'exterminèrent.


CHAPITRE XXIV

Changements arrivés en Europe,
par rapport au nombre des habitants.

Dans l'état où était l'Europe, on n'aurait pas cru qu'elle pût se rétablir; surtout, lorsque sous Charlemagne, elle ne forma plus qu'un vaste empire. Mais, par la nature du gouvernement d'alors, elle se partagea en une infinité de petites souverainetés. Et, comme un seigneur résidait dans son village ou dans sa ville; qu'il n'était grand, riche, puissant; que dis-je ? qu'il n'était en sûreté que par le nombre de ses habitants; chacun s'attacha, avec une attention singulière, à faire fleurir son petit pays : ce qui réussit tellement, que, malgré les irrégularités du gouvernement, le défaut des connaissances qu'on a acquises depuis sur le commerce, le grand nombre de guerres et de querelles qui s'élevèrent sans cesse, il y eut, dans la plupart des contrées d'Europe, plus de peuple qu'il n'y en a aujourd'hui.

Je n'ai pas le temps de traiter à fond cette matière; mais je citerai les prodigieuses armées des croisés, composées de gens de toute espèce. M. Pufendorf dit que, sous Charles IX, il y avait vingt millions d'hommes en France a.

Ce sont les perpétuelles réunions de plusieurs petits Etats, qui ont produit cette diminution. Autrefois chaque village de France était une capitale; il n'y en a aujourd'hui qu'une grande : chaque partie de l'État était un centre de puissance; aujourd'hui tout se rapporte à un centre; et ce centre est, pour ainsi dire, l'État même.

a. Histoire de l'Univers, chap. V, de la France.

CHAPITRE XXV

Continuation du même sujet.

Il est vrai que l'Europe a, depuis deux siècles, beaucoup augmenté sa navigation : cela lui a procuré des habitants, et lui en a fait perdre. La Hollande envoie, tous les ans, aux Indes un grand nombre de matelots, dont il ne revient que les deux tiers; le reste périt, ou s'établit aux Indes : même chose doit, à peu près, arriver à toutes les autres nations qui font ce commerce.

Il ne faut point juger de l'Europe comme d'un Etat particulier qui y ferait seul une grande navigation. Cet Etat augmenterait de peuple, parce que toutes les nations voisines viendraient prendre part à cette navigation; il y arriverait des matelots de tous côtés. L'Europe, séparée du reste du monde par la religion a, par de vastes mers et par des déserts, ne se répare pas ainsi.

a. Les pays Mahométans l'entourent presque partout.

CHAPITRE XXV I

Conséquences.

De tout ceci il faut conclure que l'Europe est, encore aujourd'hui, dans le cas d'avoir besoin de lois qui favorisent la propagation de l'espèce humaine : aussi, comme les politiques grecs nous parlent toujours de ce grand nombre de citoyens qui travaillent la république, les politiques d'aujourd'hui ne nous parlent que des moyen propres à l'augmenter.


CHAPITRE XXVI I

De la loi faite en France,
pour encourager la propagation de l'espèce.

Louis XIV ordonna de certaines pensions pour ceux qui auraient dix enfants, et de plus fortes pour ceux qui en auraient douze a : mais il n'était pas question de récompenser des prodiges. Pour donner un certain esprit général, qui portât à la propagation de l'espèce, il fallait établir, comme les Romains, des récompenses générales, ou des peines générales.

a. Edit de 1666, en faveur des mariages.


CHAPITRE XXVIII

Comment on peut remédier à la dépopulation

Lorsqu'un Etat se trouve dépeuplé par des accidents particuliers, des guerres, des pestes, des famines, il y a des ressources Les hommes qui restent peuvent conserver l'esprit de travail et d'industrie; ils peuvent chercher à réparer leurs malheurs, et devenir plus industrieux par leur calamité même. Le mal presque incurable est lorsque la dépopulation vient de longue main, par un vice intérieur et un mauvais gouvernement. Les hommes y ont péri par une maladie insensible et habituelle : nés dans la langueur et dans la misère, dans la violence ou les préjugés du gouvernement, ils se sont vus détruire, souvent sans sentir les causes de leur destruction Les pays désolés par le despotisme, ou par les avantages excessifs du clergé sur les laïcs, en sont deux grands exemples.

Pour rétablir un Etat ainsi dépeuplé, on attendrait en vain des secours des enfants qui pourraient naître. Il n'est plus temps; les hommes, dans leurs déserts, sont sans courage et sans industrie. Avec des terres pour nourrir un peuple, on a à peine de quoi nourrir une famille. Le bas peuple, dans ces pays, n'a pas même de part à leur misère, c'est-à-dire, aux friches dont ils sont remplis.

Le clergé, le prince, les villes, les grands, quelques citoyens principaux, sont devenus insensiblement propriétaires de toute la contrée : elle est inculte; mais les familles détruites leur en ont laissé les pâturages, et l'homme de travail n'a rien.

Dans cette situation, il faudrait faire, dans toute l'étendue de l'empire, ce que les Romains faisaient dans une partie du leur : pratiquer, dans la disette des habitants, ce qu'ils observaient dans l'abondance; distribuer des terres à toutes les familles qui n'ont rien; leur procurer les moyens de les défricher et de les cultiver. Cette distribution devrait se faire à mesure qu'il y aurait un homme pour la recevoir; de sorte qu'il n'y eût point de moment perdu pour le travail.


CHAPITRE XXIX

Des hôpitaux.

Un homme n'est pas pauvre parce qu'il n'a rien, mais parce qu'il ne travaille pas. Celui qui n'a aucun bien et qui travaille, est aussi à son aise que celui qui a cent écus de revenu sans travailler. Celui qui n'a rien, et qui a un métier, n'est pas plus pauvre que celui qui a dix arpents de terre en propre, et qui doit les travailler pour subsister. L'ouvrier qui a donné à ses enfants son art pour héritage, leur a laissé un bien qui s'est multiplié à proportion de leur nombre. Il n'en est pas de même de celui qui a dix arpents de fonds pour vivre, et qui les partage à ses enfants.

Dans les pays de commerce, où beaucoup de gens n'ont que leur art, l'Etat est souvent obligé de pourvoir aux besoins des vieillards, des malades et des orphelins. Un Etat bien policé tire cette subsistance du fonds des arts même; il donne aux uns les travaux dont ils sont capables; il enseigne les autres à travailler, ce qui fait déjà un travail.

Quelques aumônes que l'on fait à un homme nu, dans les rues, ne remplissent point les obligations de l'État, qui doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable, et un genre de vie qui ne soit point contraire à la santé.

Aureng-Zèbe, à qui on demandait pourquoi il ne bâtissait point d'hôpitaux, dit a : « Je rendrai mon empire si riche, qu'il n'aura pas besoin d'hôpitaux. » Il aurait fallu dire : Je commencerai par rendre mon empire riche, et je bâtirai des hôpitaux.

Les richesses d'un Etat supposent beaucoup d'industrie. Il n'est pas possible que, dans un si grand nombre de branches de commerce, il n'y en ait toujours quelqu'une qui souffre, et dont, par conséquent, les ouvriers ne soient dans une nécessité momentanée.

C'est pour lors que l'État a besoin d'apporter un prompt secours, soit pour empêcher le peuple de souffrir, soit pour éviter qu'il ne se révolte : c'est dans ce cas qu'il faut des hôpitaux, ou quelque règlement équivalent, qui puisse prévenir cette misère.

Mais, quand la nation est pauvre, la pauvreté particulière dérive de la misère générale; et elle est, pour ainsi dire, la misère générale. Tous les hôpitaux du monde ne sauraient guérir cette pauvreté particulière : au contraire, l'esprit de paresse qu'ils inspirent augmente la pauvreté générale, et par conséquent la particulière.

Henri VIII voulant réformer l'Église d'Angleterre, détruisit les moines b, nation paresseuse elle-même, et qui entretenait la paresse; parce que, pratiquant l'hospitalité, une infinité de gens oisifs, gentilshommes et bourgeois, passaient leur vie à courir de couvent en couvent. Il ôta encore les hôpitaux où le bas peuple trouvait sa subsistance, comme les gentilshommes trouvaient la leur dans les monastères. Depuis ce changement, l'esprit de commerce et l'industrie s'établit en Angleterre.

A Rome, les hôpitaux font que tout le monde est à son aise, excepté ceux qui travaillent, excepté ceux qui ont de l'industrie, excepté ceux qui cultivent les arts, excepté ceux qui ont des terres, excepté ceux qui font le commerce.

J'ai dit que les nations riches avaient besoin d'hôpitaux, parce que la fortune y était sujette à mille accidents : mais on sent que des secours passagers vaudraient bien mieux que des établissement perpétuels. Le mal est momentané : il faut donc des secours de même nature, et qu'ils soient applicables à l'accident particulier.

a. Voyez CHARDIN, Voyage de Perse, t. VIII.
b. Voyez l'Histoire de la réforme d'Angleterre, par M. Burnet.