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Les peuples qui ont peu de marchandises pour le commerce, comme les sauvages, et les peuples policés qui n'en ont que de deux ou trois espèces, négocient par échange. Ainsi les caravanes de Maures qui vont à Tombouctou, dans le fond de l'Afrique, troquer du sel contre de l'or, n'ont pas besoin de monnaie. Le Maure met son sel dans un monceau; le Nègre, sa poudre dans un autre : s'il n'y a pas assez d'or, le Maure retranche de son sel, ou le Nègre ajoute de son or, jusqu'à ce que les parties conviennent.
Mais, lorsqu'un peuple trafique sur un très grand nombre de marchandises, il faut nécessairement une monnaie; parce qu'un métal facile à transporter épargne bien des frais, que l'on serait obligé de faire, si l'on procédait toujours par échange.
Toutes les nations ayant des besoins réciproques, il arrive souvent que l'une veut avoir un très grand nombre de marchandises de l'autre, et celle-ci très peu des siennes; tandis qu'à l'égard d'une autre nation, elle est dans un cas contraire. Mais, lorsque les nations ont une monnaie, et qu'elles procèdent par vente et par achat, celles qui prennent plus de marchandises se soldent, ou payent l'excédent, avec de l'argent : et il y a cette différence, que, dans le cas de l'achat, le commerce se fait à proportion des besoins de la nation qui demande le plus; et que, dans l'échange, le commerce se fait seulement dans l'étendue des besoins de la nation qui demande le moins; sans quoi, cette dernière serait dans l'impossibilité de solder son compte.
CHAPITRE II
La monnaie est un signe qui représente la valeur de toutes les marchandises. On prend quelque métal, pour que le signe soit durable a; qu'il se consomme peu par l'usage; et que, sans se détruire, il soit capable de beaucoup de divisions. On choisit un métal précieux, pour que le signe puisse aisément se transporter. Un métal est très propre à être une mesure commune, parce qu'on peut aisément le réduire au même titre. Chaque Etat y met son empreinte, afin que la forme réponde du titre et du poids, et que l'on connaisse l'un et l'autre par la seule inspection.
Les Athéniens n'ayant point l'usage des métaux, se servirent de boeufs b, et les Romains de brebis : mais un boeuf n'est pas la même chose qu'un autre boeuf, comme une pièce de métal peut être la même qu'une autre.
Comme l'argent est le signe des valeurs des marchandises, le papier est un signe de la valeur de l'argent; et, lorsqu'il est bon, il le représente tellement, que, quant à l'effet, il n'y a point de différence.
De même que l'argent est un signe d'une chose, et la représente; chaque chose est un signe de l'argent, et le représente : et l'Etat est dans la prospérité, selon que, d'un côté, l'argent représente bien toutes choses; et que, d'un autre, toutes choses représentent bien l'argent, et qu'ils sont signes les uns des autres; c'est-à-dire, que, dans leur valeur relative, on peut avoir l'un sitôt que l'on a l'autre. Cela n'arrive jamais que dans un gouvernement modéré, mais n'arrive pas toujours dans un gouvernement modéré : par exemple, si les lois favorisent un débiteur injuste, les choses qui lui appartiennent ne représentent point l'argent, et n'en sont point un signe. A l'égard du gouvernement despotique, ce serait un prodige si les choses y représentaient leur signe : la tyrannie et la méfiance font que tout le monde y enterre son argent c : les choses n'y représentent donc point l'argent.
Quelquefois les législateurs ont employé un tel art, que non seulement les choses représentaient l'argent par leur nature, mais qu'elles devenaient monnaie comme l'argent même. César d, dictateur, permit aux débiteurs de donner en payement, à leurs créanciers, des fonds de terre au prix qu'ils valaient avant la guerre civile. Tibère e ordonna que ceux qui voudraient de l'argent, en auraient du trésor public, en obligeant des fonds pour le double. Sous César, les fonds de terre furent la monnaie qui paya toutes les dettes; sous Tibère, dix mille sesterces en fond devinrent une monnaie commune, comme cinq mille sesterces en argent.
La grande charte d'Angleterre défend de saisir les terres ou les revenus d'un débiteur, lorsque ses biens mobiliers ou personnels suffisent pour le paiement, et qu'il offre de les donner : pour lors, tous les biens d'un Anglais représentaient de l'argent.
Les lois des Germains apprécièrent en argent les satisfactions pour les torts que l'on avait faits, et pour les peines des crimes. Mais, comme il y avait très peu d'argent dans le pays, elles réapprécièrent l'argent en denrées ou en bétail. Ceci se trouve fixé dans la loi des Saxons, avec de certaines différences, suivant l'aisance et la commodité des divers peuples. D'abord f la loi déclare la valeur du sou en bétail : le sou de deux trémisses se rapportait à un boeuf de douze mois, ou à une brebis avec son agneau; celui de trois trémisses valait un boeuf de seize mois. Chez ces peuples, la monnaie devenait bétail, marchandise, ou denrée; et ces choses devenaient monnaie.
Non seulement l'argent est un signe des choses; il est encore un signe de l'argent, et représente l'argent, comme nous le verrons au chapitre du change.
CHAPITRE III
Il y a des monnaies réelles et des monnaies idéales. Les peuples policés, qui se servent presque tous de monnaies idéales, ne le font que parce qu'ils ont converti leurs monnaies réelles en idéales. D'abord, leurs monnaies réelles sont un certain poids et un certain titre de quelque métal. Mais bientôt la mauvaise foi ou le besoin font qu'on retranche une partie du métal de chaque pièce de monnaie, à laquelle on laisse le même nom : par exemple, d'une pièce du poids d'une livre d'argent, on retranche la moitié de l'argent, et on continue de l'appeler livre ; la pièce, qui était une vingtième partie de la livre d'argent, on continue de l'appeler sou, quoiqu'elle ne soit plus la vingtième partie de cette livre. Pour lors, la livre est une livre idéale, et le sou un sou idéal; ainsi des autres subdivisions : et cela peut aller au point que ce qu'on appellera livre, ne sera plus qu'une très petite portion de la livre; ce qui la rendra encore plus idéale. Il peut même arriver que l'on ne fera plus de pièce de monnaie qui vaille précisément une livre, et qu'on ne fera pas non plus de pièce qui vaille un sou : pour lors, la livre et le sou seront des monnaies purement idéales. On donnera, à chaque pièce de monnaie, la dénomination d'autant de livres et d'autant de sous que l'on voudra; la variation pourra être continuelle, parce qu'il est aussi aisé de donner un autre nom à une chose, qu'il est difficile de changer la chose même.
Pour ôter la source des abus, ce sera une très bonne loi, dans tous les pays où l'on voudra faire fleurir le commerce, que celle qui ordonnera qu'on emploiera des monnaies réelles, et que l'on ne fera point d'opération qui puisse les rendre idéales
Rien ne doit être si exempt de variation, que ce qui est la mesure commune de tout.
Le négoce, par lui-même, est très incertain; et c'est un grand mal d'ajouter une nouvelle incertitude à celle qui est fondée sur la nature de la chose.
CHAPITRE IV
Lorsque les nations policées sont les maîtresses du monde, l'or et l'argent augmentent tous les jours, soit qu'elles le tirent de chez elles, soit qu'elles l'aillent chercher là où il est. Il diminue, au contraire, lorsque les nations barbares prennent le dessus. On sait quelle fut la rareté de ces métaux, lorsque les Goths et les Vandales d'un côté, les Sarrasins et les Tartares de l'autre, eurent tout envahi.
CHAPITRE V
L'argent tiré des mines de l'Amérique, transporté en Europe, de là encore envoyé en Orient, a favorisé la navigation de l'Europe; c'est une marchandise de plus que l'Europe reçoit en troc de l'Amérique, et qu'elle envoie en troc aux Indes. Une plus grande quantité d'or et d'argent est donc favorable, lorsqu'on regarde ces métaux comme marchandise : elle ne l'est point, lorsqu'on les regarde comme signe; parce que leur abondance choque leur qualité de signe, qui est beaucoup fondée sur la rareté.
Avant la première guerre punique, le cuivre était à l'argent, comme 960 est à 1 a; il est aujourd'hui, à peu près, comme 73 1/2 est à 1 b. Quand la proportion serait comme elle était autrefois, l'argent n'en ferait que mieux sa fonction de signe.
a. Voyez ci-dessous le chap. XII.
b. En supposant l'argent à 49 livres le marc, et le cuivre à vingt sols la livre.
CHAPITRE VI
L'Inca Garcilasso a dit qu'en Espagne, après la conquête des Indes, les rentes, qui étaient au denier dix, tombèrent au denier vingt. Cela devait être ainsi. Une grande quantité d'argent fut tout à coup portée en Europe : bientôt moins de personnes eurent besoin d'argent; le prix de toutes choses augmenta, et celui de l'argent diminua : la proportion fut donc rompue, toutes les anciennes dettes furent éteintes. On peut se rappeler le temps du système b, où toutes les choses avaient une grande valeur, excepté l'argent. Après la conquête des Indes, ceux qui avaient de l'argent furent obligés de diminuer le prix ou le louage de leur marchandise, c'est-à-dire, l'intérêt.
Depuis ce temps, le prêt n'a pu revenir à l'ancien taux, parce que la quantité de l'argent a augmenté, toutes les années, en Europe. D'ailleurs, les fonds publics de quelques Etats, fondés sur les richesses que le commerce leur a procurées, donnant un intérêt très modique, il a fallu que les contrats des particuliers se réglassent là -dessus. Enfin, le change ayant donné aux hommes une facilité singulière de transporter l'argent d'un pays à un autre, l'argent n'a pu être rare dans un lieu, qu'il n'en vînt de tous côtés de ceux où il était commun.
CHAPITRE VII
L'argent est le prix des marchandises ou denrées. Mais, comment se fixera ce prix ? c'est-à-dire, par quelle portion d'argent chaque chose sera-t-elle représentée ?
Si l'on compare la masse de l'or et de l'argent qui est dans le monde, avec la somme des marchandises qui y sont, il est certain que chaque denrée ou marchandise, en particulier, pourra être comparée à une certaine portion de la masse entière de l'or et de l'argent. Comme le total de l'une est au total de l'autre, la partie de l'une sera à la partie de l'autre. Supposons qu'il n'y ait qu'une seule denrée ou marchandise dans le monde, ou qu'il n'y en ait qu'une seule qui s'achète, et qu'elle se divise comme l'argent; cette partie de cette marchandise répondra à une partie de la masse de l'argent; la moitié du total de l'une, à la moitié du total de l'autre; la dixième, la centième, la millième de l'une, à la dixième, à la centième, à la millième de l'autre. Mais, comme ce qui forme la propriété parmi les hommes, n'est pas tout à la fois dans le commerce; et que les métaux ou les monnaies, qui en sont les signes, n'y sont pas aussi dans le même temps; les prix se fixeront en raison composée du total des choses avec le total des signes; et de celle du total des choses qui sont dans le commerce, avec le total des signes qui y sont aussi : et, comme les choses qui ne sont pas dans le commerce aujourd'hui peuvent y être demain, et que les signes qui n'y sont point aujourd'hui peuvent y rentrer tout de même, l'établissement du prix des choses dépend toujours fondamentalement de la raison du total des choses au total des signes.
Ainsi le prince ou le magistrat ne peuvent pas plus y taxer la valeur des marchandises, qu'établir, par une ordonnance, que le rapport d'un à dix est égal à celui d'un à vingt. Julien, ayant baissé les denrées à Antioche, y causa une affreuse famine a.
a. Histoire de l'Eglise, par SOCRATE, liv. II.
CHAPITRE VIII
Les noirs de la côte d'Afrique ont un signe des valeurs, sans monnaie; c'est un signe purement idéal, fondé sur le degré d'estime qu'ils mettent dans leur esprit à chaque marchandise, à proportion du besoin qu'ils en ont. Une certaine denrée ou marchandise vaut trois macutes; une autre, six macutes; une autre, dix macutes : c'est comme s'ils disaient simplement trois, six, dix. Le prix se forme par la comparaison qu'ils font de toutes les marchandises entre elles : pour lors, il n'y a point de monnaie particulière, mais chaque portion de marchandise est monnaie de l'autre.
Transportons, pour un moment, parmi nous, cette manière d'évaluer les choses; et joignons-la avec la nôtre : Toutes les marchandises et denrées du monde, ou bien toutes les marchandises ou denrées d'un Etat en particulier considéré comme séparé de tous les autres, vaudront un certain nombre de macutes; et, divisant l'argent de cet Etat en autant de parties qu'il y a de macutes, une partie divisée de cet argent sera le signe d'une macute.
Si l'on suppose que la quantité de l'argent d'un Etat double, il faudra, pour une macute, le double de l'argent : mais si, en doublant l'argent, vous doublez aussi les macutes, la proportion restera telle qu'elle était avant l'un et l'autre doublement
Si, depuis la découverte des Indes, l'or et l'argent ont augmenté en Europe à raison d'un à vingt, le prix des denrées et marchandises aurait dû monter en raison d'un à vingt : mais si, d'un autre côté, le nombre des marchandises a augmenté comme un à deux, il faudra que le prix de ces marchandises et denrées ait haussé, d'un côté, à raison d'un à vingt, et qu'il ait baissé en raison d'un à deux; et qu'il ne soit, par conséquent, qu'en raison d'un à dix
La quantité des marchandises et denrées croît par une augmentation de commerce; l'augmentation de commerce, par une augmentation d'argent qui arrive successivement; et par de nouvelles communications avec de nouvelles terres et de nouvelles mers, qui nous donnent de nouvelles denrées et de nouvelles marchandises.
CHAPITRE IX
Outre l'abondance et la rareté positive de l'or et de l'argent, il y a encore une abondance et une rareté relative d'un de ces métaux à l'autre.
L'avarice garde l'or et l'argent; parce que, comme elle ne veut point consommer, elle aime des signes qui ne se détruisent point. Elle aime mieux garder l'or que l'argent; parce qu'elle craint toujours de perdre, et qu'elle peut mieux cacher ce qui est en plus petit volume. L'or disparaît donc quand l'argent est commun, parce que chacun en a pour le cacher; il reparaît quand l'argent est rare, parce qu'on est obligé de le retirer de ses retraites.
C'est donc une règle : l'or est commun quand l'argent est rare, et l'or est rare quand l'argent est commun. Cela fait sentir la différence de l'abondance et de la rareté relative, d'avec l'abondance et la rareté réelle; chose dont 1e vais beaucoup parler.
CHAPITRE X
C'est l'abondance et la rareté relative des monnaies des divers pays, qui forment ce qu'on appelle le change.
Le change est une fixation de la valeur actuelle et momentanée des monnaies.
L'argent, comme métal, a une valeur, comme toutes les autres marchandises; et il a encore une valeur qui vient de ce qu'il est capable de devenir le signe des autres marchandises : et, s'il n'était qu'une simple marchandise, il ne faut pas douter qu'il ne perdît beaucoup de son prix.
L'argent, comme monnaie, a une valeur que le prince peut fixer dans quelques rapports, et qu'il ne saurait fixer dans d'autres.
Le prince établit une proportion entre une quantité d'argent comme métal, et la même quantité comme monnaie : 2° Il fixe celle qui est entre divers métaux employés à la monnaie : 3° Il établit le poids et le titre de chaque pièce de monnaie : Enfin, il donne à chaque pièce cette valeur idéale dont j'ai parlé. J'appellerai la valeur de la monnaie, dans ces quatre rapports, valeur positive, parce qu'elle peut être fixée par une loi.
Les monnaies de chaque Etat ont, de plus, une valeur relative, dans le sens qu'on les compare avec les monnaies des autres pays : c'est cette valeur relative que le change établit : Elle dépend beaucoup de la valeur positive : Elle est fixée par l'estime la plus générale des négociants, et ne peut l'être par l'ordonnance du prince; parce qu'elle varie sans cesse, et dépend de mille circonstances.
Pour fixer la valeur relative, les diverses nations se régleront beaucoup sur celle qui a le plus d'argent. Si elle a autant d'argent que toutes les autres ensemble, il faudra bien que chacune aille se mesurer avec elle; ce qui fera qu'elles se régleront, à peu prés, entre elles comme elles se sont mesurées avec la nation principale.
Dans l'état actuel de l'univers, c'est la Hollande a qui est cette nation dont nous parlons. Examinons le change par rapport à elle.
Il y a, en Hollande, une monnaie qu'on appelle un florin : le florin vaut vingt sous, ou quarante demi-sous, ou gros. Pour simplifier les idées, imaginons qu'il n'y ait point de florins en Hollande, et qu'il n'y ait que des gros : un homme qui aura mille florins aura quarante mille gros, ainsi du reste : Or le change avec la Hollande consiste à savoir combien vaudra de gros chaque pièce de monnaie des autres pays; et, comme l'on compte ordinairement en France par écus de trois livres, le change demandera combien un écu de trois livres vaudra de gros. Si le change est à cinquante-quatre, l'écu de trois livres vaudra cinquante-quatre gros; s'il est à soixante, il vaudra soixante gros; si l'argent est rare en France, l'écu de trois livres vaudra plus de gros; s'il est en abondance, il vaudra moins de gros.
Cette rareté ou cette abondance, d'où résulte la mutation du change, n'est pas la rareté ou l'abondance réelle; c'est une rareté ou une abondance relative : par exemple, quand la France a plus besoin d'avoir des fonds en Hollande, que les Hollandais n'ont besoin d'en avoir en France, l'argent est appelé commun en France, et rare en Hollande; et vice versa.
Supposons que le change avec la Hollande soit à cinquante-quatre. Si la France et la Hollande ne composaient qu'une ville, on ferait comme l'on fait quand on donne la monnaie d'un écu : le Français tirerait de sa poche trois livres, et le Hollandais tirerait de la sienne cinquante-quatre gros. Mais, comme il y a de la distance entre Paris et Amsterdam, il faut que celui qui me donne, pour mon écu de trois livres, cinquante-quatre gros qu'il a en Hollande, me donne une lettre de change de cinquante-quatre gros sur la Hollande. Il n'est plus ici question de cinquante-quatre gros, mais d'une lettre de cinquante-quatre gros. Ainsi, pour juger b de la rareté ou de l'abondance de l'argent, il faut savoir s'il y a en France plus de lettres de cinquante-quatre gros destinées pour la France, qu'il n'y a d'écus destinés pour la Hollande. S'il y a beaucoup de lettres offertes par les Hollandais, et peu d'écus offerts par les Français, l'argent est rare en France, et commun en Hollande; et il faut que le change hausse, et que, pour mon écu, on me donne plus de cinquante-quatre gros; autrement 1e ne le donnerais pas; et vice versa.
On voit que les diverses opérations du change forment un compte de recette et de dépense qu'il faut toujours solder; et qu'un Etat qui doit ne s'acquitte pas plus avec les autres par le change, qu'un particulier ne paye une dette en changeant de l'argent.
Je suppose qu'il n'y ait que trois Etats dans le monde, la France, l'Espagne et la Hollande; que divers particuliers d'Espagne dussent en France la valeur de cent mille marcs d'argent, et que divers particuliers de France dussent en Espagne cent dix mille marcs; et que quelque circonstance fît que chacun, en Espagne et en France, voulût tout à coup retirer son argent : que feraient les opérations du change ? Elles acquitteraient réciproquement ces deux nations de la somme de cent mille marcs : mais la France devrait toujours dix mille marcs en Espagne, et les Espagnols auraient toujours des lettres sur la France pour dix mille marcs; et la France n'en aurait point du tout sur l'Espagne.
Que si la Hollande était dans un cas contraire avec la France, et que, pour solde, elle lui dût dix mille marcs, la France pourrait payer l'Espagne de deux manières, ou en donnant à ses créanciers en Espagne des lettres sur ses débiteurs de Hollande pour dix mille marcs, ou bien en envoyant dix mille marcs d'argent en espèces en Espagne.
Il suit de là que, quand un Etat a besoin de remettre une somme d'argent dans un autre pays, il est indifférent, par la nature de la chose, que l'on y voiture de l'argent, ou que l'on prenne des lettres de change. L'avantage de ces deux manières de payer dépend uniquement des circonstances actuelles : il faudra voir ce qui, dans ce moment, donnera plus de gros en Hollande, ou l'argent porté en espèces c, ou une lettre sur la Hollande de pareille somme.
Lorsque même titre et même poids d'argent en France me rendent même poids et même titre d'argent en Hollande, on dit que le change est au pair. Dans l'état actuel des monnaies d, le pair est, à peu près, à cinquante-quatre gros par écu : lorsque le change sera au- dessus de cinquante-quatre gros, on dira qu'il est haut; lorsqu'il sera au-dessous, on dira qu'il est bas.
Pour savoir si, dans une certaine situation du change, l'Etat gagne ou perd, il faut le considérer comme débiteur, comme créancier, comme vendeur, comme acheteur. Lorsque le change est plus bas que le pair, il perd comme débiteur, il gagne comme créancier; il perd comme acheteur, il gagne comme vendeur. On sent bien qu'il perd comme débiteur : par exemple, la France devant à la Hollande un certain nombre de gros, moins son écu vaudra de gros, plus il lui faudra d'écus pour payer : au contraire, si la France est créancière d'un certain nombre de gros, moins chaque écu vaudra de gros, plus elle recevra d'écus. L'Etat perd encore comme acheteur; car il faut toujours le même nombre de gros pour acheter la même quantité de marchandises; et, lorsque le change baisse, chaque écu de France donne moins de gros. Par la même raison, l'Etat gagne comme vendeur : je vends ma marchandise en Hollande le même nombre de gros que je la vendais; j'aurai donc plus d'écus en France, lorsque avec cinquante gros je me procurerai un écu, que lorsqu'il m'en faudra cinquante-quatre pour avoir ce même écu : le contraire de tout ceci arrivera à l'autre Etat. Si la Hollande doit un certain nombre d'écus, elle gagnera; et, si on lui doit, elle perdra : si elle vend, elle perdra; si elle achète, elle gagnera.
Il faut pourtant suivre ceci : lorsque le change est au-dessous du pair; par exemple, s'il est à cinquante au lieu d'être à cinquante- quatre, il devrait arriver que la France, envoyant par le change cinquante-quatre mille écus en Hollande, n'achèterait de marchandises que pour cinquante mille; et que, d'un autre côté, la Hollande, envoyant la valeur de cinquante mille écus en France, en achèterait pour cinquante-quatre mille : ce qui ferait une différence de huit cinquante-quatrièmes, c'est-à-dire, de plus d'un septième de perte pour la France; de sorte qu'il faudrait envoyer en Hollande un septième de plus en argent ou en marchandises, qu'on ne faisait lorsque le change était au pair : et le mal augmentant toujours, parce qu'une pareille dette ferait encore diminuer le change, la France serait, à la fin, ruinée. Il semble, dis-je, que cela devrait être; et cela n'est pas, à cause du principe que j'ai déjà établi ailleurs e, qui est que les Etats tendent toujours à se mettre dans la balance, et à se procurer leur libération; ainsi ils n'empruntent qu'à proportion de ce qu'ils peuvent payer, et n'achètent qu'à mesure qu'ils vendent. Et, en prenant l'exemple ci-dessus, si le change tombe en France de cinquante-quatre à cinquante; le Hollandais, qui achetait des marchandises de France pour mille écus, et qui les payait cinquante-quatre mille gros, ne les paierait plus que cinquante mille, si le Français y voulait consentir : mais la marchandise de France haussera insensiblement, le profit se partagera entre le Français et le Hollandais; car, lorsqu'un négociant peut gagner, il partage aisément son profit : il se fera donc une communication de profit entre le Français et le Hollandais. De la même manière, le Français, qui achetait des marchandises de Hollande pour cinquante- quatre mille gros, et qui les payait avec mille écus lorsque le change était à cinquante-quatre, serait obligé d'ajouter quatre cinquante-quatrièmes de plus en écus de France, pour acheter les mêmes marchandises : mais le marchand français, qui sentira la perte qu'il ferait, voudra donner moins de la marchandise de Hollande; il se fera donc une communication de perte entre le marchand français et de marchand hollandais, l'Etat se mettra insensiblement dans la balance, et l'abaissement du change n'aura pas tous les inconvénients qu'on devait craindre.
Lorsque le change est plus bas que le pair, un négociant peut, sans diminuer sa fortune, remettre ses fonds dans les pays étrangers; parce qu'en les faisant revenir, il regagne ce qu'il a perdu : mais un prince, qui n'envoie, dans les pays étrangers, qu'un argent qui ne doit jamais revenir, perd toujours.
Lorsque les négociants font beaucoup d'affaires dans un pays, le change y hausse infailliblement. Cela vient de ce qu'on y prend beaucoup d'engagements; et qu'on y achète beaucoup de marchandises; et l'on tire sur le pays étranger pour les payer.
Si un prince fait de grands amas d'argent dans son Etat, l'argent y pourra être rare réellement, et commun relativement : par exemple, si, dans le même temps, cet Etat avait à payer beaucoup de marchandises dans le pays étranger, le change baisserait, quoique l'argent fût rare.
Le change de toutes les places tend toujours à se mettre à une certaine proportion; et cela est dans la nature de la chose même. Si le change de l'Irlande à l'Angleterre est plus bas que le pair, et que celui de l'Angleterre à la Hollande soit aussi plus bas que le pair, celui de l'Irlande à la Hollande sera encore plus bas; c'est-à- dire, en raison composée de celui d'Irlande à l'Angleterre, et de celui de l'Angleterre à la Hollande : car un Hollandais, qui peut faire venir ses fonds indirectement d'Irlande par l'Angleterre, ne voudra pas payer plus cher pour les faire venir directement. Je dis que cela devrait être ainsi : mais cela n'est pourtant pas exactement ainsi; il y a toujours des circonstances qui font varier ces choses; et la différence du profit qu'il y a à tirer par une place, ou à tirer par une autre, fait l'art ou l'habileté particulière des banquiers, dont il n'est point question ici.
Lorsqu'un Etat hausse sa monnaie; par exemple, lorsqu'il appelle six livres ou deux écus qu'il n'appelait que trois livres ou un écu, cette dénomination nouvelle, qui n'ajoute rien de réel à l'écu, ne doit pas procurer un seul gros de plus par le change. On ne devrait avoir, pour les deux écus nouveaux, que la même quantité de gros que l'on recevait pour l'ancien; et, si cela n'est pas, ce n'est point l'effet de la fixation en elle-même, mais de celui qu'elle produit comme nouvelle, et de celui qu'elle a comme subite. Le change tient à des affaires commencées, et ne se met en règle qu'après un certain temps.
Lorsqu'un Etat, au lieu de hausser simplement sa monnaie par une loi, fait une nouvelle refonte, afin de faire, d'une monnaie forte, une monnaie plus faible; il arrive que, pendant le temps de l'opération, il y a deux sortes de monnaies; la forte, qui est la vieille; et la faible, qui est la nouvelle : et, comme la forte est décriée, et ne se reçoit qu'à la monnaie, et que, par conséquent, les lettres de change doivent se payer en espèces nouvelles, il semble que le change devrait se régler sur l'espèce nouvelle. Si, par exemple, l'affaiblissement, en France, était de moitié, et que l'ancien écu de trois livres donnât soixante gros en Hollande, le nouvel écu ne devrait donner que trente gros. D'un autre côté, il semble que le change devrait se régler sur la valeur de l'espèce vieille; parce que le banquier, qui a de l'argent et qui prend des lettres, est obligé d'aller porter, à la monnaie, des espèces vieilles, pour en avoir de nouvelles sur lesquelles il perd. Le change se mettra donc entre la valeur de l'espèce nouvelle et celle de l'espèce vieille. La valeur de l'espèce vieille tombe, pour ainsi dire; et parce qu'il y a déjà, dans le commerce, de l'espèce nouvelle; et parce que le banquier ne peut pas tenir rigueur, ayant intérêt de faire sortir promptement l'argent vieux de sa caisse pour le faire travailler, et y étant même forcé pour faire ses paiements : D'un autre côté, la valeur de l'espèce nouvelle s'élève, pour ainsi dire, parce que le banquier, avec de l'espèce nouvelle, se trouve dans une circonstance où nous allons faire voir qu'il peut, avec un grand avantage, s'en procurer de la vieille. Le change se mettra donc, comme j'ai dit, entre l'espèce nouvelle et l'espèce vieille. Pour lors, les banquiers ont du profit à faire sortir l'espèce vieille de l'Etat; parce qu'ils se procurent, par là, le même avantage que donnerait un change réglé sur l'espèce vieille, c'est-à-dire, beaucoup de gros en Hollande; et qu'ils ont un retour en change, réglé entre l'espèce nouvelle et l'espèce vieille, c'est-à-dire, plus bas : ce qui procure beaucoup d'écus en France.
Je suppose que trois livres d'espèce vieille rendent, par le change actuel, quarante-cinq gros; et qu'en transportant ce même écu en Hollande, on en ait soixante : mais, avec une lettre de quarante- cinq gros, on se procurera un écu de trois livres en France, lequel, transporté en espèces vieilles en Hollande, donnera encore soixante gros : toute l'espèce vieille sortira donc de l'Etat qui fait la refonte, et le profit en sera pour les banquiers.
Pour remédier à cela, on sera forcé de faire une opération nouvelle. L'Etat, qui fait la refonte, enverra lui-même une grande quantité d'espèce vieille chez la nation qui règle le change; et, s'y procurant un crédit, il fera monter le change au point, qu'on aura, à peu de chose près, autant de gros, par le change, d'un écu de trois livres, qu'on en aurait en faisant sortir un écu de trois livres en espèces vieilles hors du pays. Je dis à peu de chose près, parce que, lorsque le profit sera modique, on ne sera point tenté de faire sortir l'espèce, à cause des frais de la voiture, et des risques de la confiscation.
Il est bon de donner une idée bien claire de ceci. Le sieur Bernard, ou tout autre banquier que l'Etat voudra employer, propose ses lettres sur la Hollande, et les donne à un, deux, trois gros plus haut que le change actuel; il a fait une provision, dans les pays étrangers, par le moyen des espèces vieilles qu'il a fait continuellement voiturer; il a donc fait hausser le change au point que nous venons de dire : cependant, à force de donner de ses lettres, il se saisit de toutes les espèces nouvelles, et force les autres banquiers, qui ont des paiements à faire, à porter leurs espèces vieilles à la monnaie : et de plus, comme il a eu, insensiblement, tout l'argent, il contraint, à leur tour, les autres banquiers à lui donner des lettres à un change très-haut : le profit de la fin l'indemnise, en grande partie, de la perte du commencement.
On sent que, pendant toute cette opération, l'Etat doit souffrir une violente crise. L'argent y deviendra très rare, 1° parce qu'il faut en décrier la plus grande partie; 2° parce qu'il en faudra transporter une partie dans les pays étrangers; 3° parce que tout le monde se resserrera, personne ne voulant laisser au prince un profit qu'on espère avoir soi-même. Il est dangereux de la faire avec lenteur : il est dangereux de la faire avec promptitude. Si le gain qu'on suppose est immodéré, les inconvénients augmentent à mesure.
On a vu, ci-dessus, que, quand le change était plus bas que l'espèce, il y avait du profit à faire sortir l'argent : par la même raison, lorsqu'il est plus haut que l'espèce, il y a du profit à le faire revenir.
Mais il y a un cas où on trouve du profit à faire sortir l'espèce, quoique le change soit au pair : c'est lorsqu'on l'envoie dans les pays étrangers, pour la faire remarquer ou refondre. Quand elle est revenue, on fait, soit qu'on l'emploie dans le pays, soit qu'on prenne des lettres pour l'étranger, le profit de la monnaie.
S'il arrivait que, dans un Etat, on fît une compagnie qui eût un nombre très considérable d'actions; et qu'on eût fait, dans quelques mois de temps, hausser ces actions vingt ou vingt-cinq fois au-delà de la valeur du premier achat; et que ce même Etat eût établi une banque dont les billets dussent faire la fonction de monnaie; et que la valeur numéraire de ces billets fût prodigieuse, pour répondre à la prodigieuse valeur numéraire des actions (c'est le système de M. Law) : il suivrait de la nature de la chose, que ces actions et billets s'anéantiraient de la même manière qu'ils seraient établis. On n'aurait pu faire monter tout à coup les actions vingt ou vingt-cinq fois plus haut que leur première valeur, sans donner à beaucoup de gens le moyen de ses procurer d'immenses richesses en papier : chacun chercherait à assurer sa fortune; et, comme le change donne la voie la plus facile pour la dénaturer, ou pour la transporter où l'on veut, on remettrait, sans cesse, une partie de ses effets chez la nation qui règle le change. Un projet continuel de remettre dans les pays étrangers, ferait baisser le change. Supposons que, du temps du système, dans le rapport du titre et du poids de la monnaie d'argent, le taux du change fût de quarante gros par écu; lorsqu'un papier innombrable fut devenu monnaie, on n'aura plus voulu donner que trente-neuf gros par écu; ensuite que trente-huit, trente-sept, etc. Cela alla si loin que l'on ne donna plus que huit gros; et qu'enfin il n'y eut plus de change.
C'était le change qui devait, en ce cas, régler, en France, la proportion de l'argent avec le papier. Je suppose que, par le poids et le titre de l'argent, l'écu de trois livres d'argent valût quarante gros; et que, le change se faisant en papier, l'écu de trois livres, en papier, ne valût que huit gros; la différence était de quatre cinquièmes. L'écu de trois livres, en papier, valait donc quatre cinquièmes de moins que l'écu de trois livres en argent.
CHAPITRE XI
Quelques coups d'autorité que l'on ait faits, de nos jours, en France, sur les monnaies, dans deux ministères consécutifs, les Romains en firent de plus grands; non pas dans le temps de cette république corrompue, ni dans celui de cette république qui n'était qu'une anarchie; mals lorsque, dans la force de son institution, par sa sagesse, comme par son courage, après avoir vaincu les villes d'Italie, elle disputait l'empire aux Carthaginois.
Et je suis bien aise d'approfondir un peu cette matière, afin qu'on ne fasse pas un exemple de ce qui n'en est point un.
Dans la première guerre punique a, l'as, qui devait être de douze onces de cuivre, n'en pesa plus que deux; et, dans la seconde, il ne fut plus que d'une. Ce retranchement répond à ce que nous appelons aujourd'hui augmentation des monnaies: ôter d'un écu de six livres la moitié de l'argent, pour en faire deux, ou le faire valoir douze livres, c'est précisément la même chose.
Il ne nous reste point de monument de la manière dont les Romains firent leur opération dans la première guerre punique: mais ce qu'ils firent dans la seconde nous marque une sagesse admirable. La république ne se trouvait point en état d'acquitter ses dettes: l'as pesait deux onces de cuivre; et le denier, valant dix as, valait vingt onces de cuivre. La république fit des as d'une once de cuivre b; elle gagna la moitié sur ses créanciers; elle paya un denier avec ces dix onces de cuivre. Cette opération donna une grande secousse à l'Etat, il fallait la donner la moindre qu'il était possible; elle contenait une injustice, il fallait qu'elle fût la moindre qu'il était possible; elle avait pour objet la libération de la république envers ses citoyens, il ne fallait donc pas qu'elle eût celui de la libération des citoyens entre eux: cela fit faire une seconde opération; et l'on ordonna que le denier, qui n'avait été jusque-là que de dix as, en contiendrait seize. Il résulta, de cette double opération, que, pendant que les créanciers de la république perdaient la moitié c, ceux des particuliers ne perdaient qu'un cinquième d : les marchandises n'augmentaient que d'un cinquième; le changement réel dans la monnaie n'était que d'un cinquième: on voit les autres conséquences.
Les Romains se conduisirent donc mieux que nous, qui, dans nos opérations, avons enveloppé et les fortunes publiques et les fortunes particulières. Ce n'est pas tout: on va voir qu'ils les firent dans des circonstances plus favorables que nous.
CHAPITRE XII
Il y avait anciennement très peu d'or et d'argent en Italie; ce pays a peu ou point de mines d'or et d'argent: lorsque Rome fut prise par les Gaulois, il ne s'y trouva que mille livres d'or a, Cependant les Romains avaient saccagé plusieurs villes puissantes, et ils en avaient transporté les richesses chez eux. Ils ne se servirent longtemps que de monnaie de cuivre: ce ne fut qu'après la paix de Pyrrhus, qu'ils eurent assez d'argent pour en faire de la monnaie b: ils firent des deniers de ce métal, qui valaient dix as c, ou dix livres de cuivre. Pour lors, la proportion de l'argent au cuivre était comme 1 à 960 : car le denier romain valant dix as ou dix livres de cuivre, il valait cent vingt onces de cuivre; et le même denier valant un huitième d'once d'argentd, cela faisait la proportion que nous venons de dire.
Rome devenue maîtresse de cette partie de l'Italie la plus voisine de la Grèce et de la Sicile, se trouva, peu à peu, entre deux peuples riches, les Grecs et les Carthaginois; l'argent augmenta chez elle; et la proportion de 1 à 960 entre l'argent et le cuivre ne pouvant plus se soutenir, elle fit diverses opérations sur les monnaies, que nous ne connaissons pas. Nous savons seulement qu'au commencement de la seconde guerre punique, le denier romain ne valait plus que vingt onces de cuivre e; et qu'ainsi, la proportion entre l'argent et le cuivre n'était plus que comme 1 est à 160. La réduction était bien considérable, puisque la république gagna cinq sixièmes sur toute la monnaie de cuivre: mais on ne fit que ce que demandait la nature des choses, et rétablir la proportion entre les métaux qui servaient de monnaie.
La paix, qui termina la première guerre punique, avait laissé les Romains maîtres de la Sicile. Bientôt ils entrèrent en Sardaigne, ils commencèrent à connaître l'Espagne: la masse de l'argent augmenta encore à Rome; on y fit l'opération qui réduisit le denier d'argent de vingt onces à seize f; et elle eut cet effet, qu'elle remit en proportion l'argent et le cuivre: cette proportion était comme 1 est à 160, elle fut comme 1 est à 128.
Examinez les Romains; vous ne les trouverez jamais si supérieurs, que dans le choix des circonstances dans lesquelles ils firent les biens et les maux.
CHAPITRE XIII
Dans les opérations que l'on fit sur les monnaies du temps de la république, on procéda par voie de retranchement: l'Etat confiait au peuple ses besoins, et ne prétendait pas le séduire. Sous les empereurs, on procéda par voie d'alliage: ces princes, réduits au désespoir par ieurs libéralités mêmes, se virent obligés d'altérer les monnaies; voie indirecte, qui diminuait le mal, et semblait ne le pas toucher: on retirait une partie du don, et on cachait la main; et, sans parler de diminution de la paie ou des largesses, elles se trouvaient diminuées.
On voit encore, dans les cabinets a, des médailles qu'on appelle fourrées, qui n'ont qu'une lame d'argent qui couvre le cuivre, il est parlé de cette monnaie dans un fragment du livre LXXVII de Dion b.
Didius Julien commença l'affaiblissement. On trouve que la monnaie de Caracalla c avait plus de la moitié d'alliage, celle d'Alexandre Sévère d les deux tiers: l'affaiblissement continua; et, sous Galien e, on ne voyait plus que du cuivre argenté.
On sent que ces opérations violentes ne sauraient avoir lieu dans ces temps-ci; un prince se tromperait lui-même, et ne tromperait personne. Le change a appris au banquier à comparer toutes les monnaies du monde, et à les mettre à leur juste valeur; le titre des monnaies ne peut plus être un secret. Si un prince commence le billon, tout le monde continue, et le fait pour lui; les espèces fortes sortent d'abord, et on les lui renvoie faibles. Si, comme les empereurs romains, il affaiblissait l'argent, sans affaiblir l'or, il verrait, tout à coup, disparaître l'or, et il serait réduit à son mauvais argent. Le change, comme j'ai dit au livre précédent f, a ôté les grands coups d'autorité, du moins les succès des grands coups d'autorité.
CHAPITRE XIV
La Moscovie voudrait descendre de son despotisme, et ne le peut. L'établissement du commerce demande celui du change; et les opérations du change contredisent toutes ses lois.
En 1745, la czarine fit une ordonnance pour chasser les Juifs, parce qu'ils avaient remis dans les pays étrangers l'argent de ceux qui étaient relégués en Sibérie, et celui des étrangers qui étaient au service. Tous les sujets de l'empire, comme des esclaves, n'en peuvent sortir, ni faire sortir leurs biens, sans permission. Le change, qui donne le moyen de transporter l'argent d'un pays à un autre, est donc contradictoire aux lois de Moscovie.
Le commerce même contredit ses lois. Le peuple n'est composé que d'esclaves attachés aux terres, et d'esclaves qu'on appelle ecclésiastiques ou gentilshommes, parce qu'ils sont les seigneurs de ces esclaves: il ne reste donc guère personne pour le tiers état, qui doit former les ouvriers et les marchands.
CHAPITRE XV
Dans quelques pays d'Italie, on a fait des lois pour empêcher les sujets de vendre des fonds de terre, pour transporter leur argent dans les pays étrangers. Ces lois pouvaient être bonnes, lorsque les richesses de chaque Etat étaient tellement à lui, qu'il y avait beaucoup de difficulté à les faire passer à un autre. Mais depuis que, par l'usage du change, les richesses ne sont, en quelque façon, à aucun Etat en particulier, et qu'il y a tant de facilité à les transporter d'un pays à un autre, c'est une mauvaise loi que celle qui ne permet pas de disposer, pour ses affaires, de ses fonds de terre, lorsqu'on peut disposer de son argent. Cette loi est mauvaise, parce qu'elle donne de l'avantage aux effets mobiliers sur les fonds de terre, parce qu'elle dégoûte les étrangers de venir s'établir dans le pays, et enfin parce qu'on peut l'éluder.
CHAPITRE XVI
Les banquiers sont faits pour changer de l'argent, et non pas pour en prêter. Si le prince ne s'en sert que pour changer son argent, comme il ne fait que de grosses affaires, le moindre profit qu'il leur donne pour leurs remises devient un objet considérable; et, si on lui demande de gros profits, il peut être sûr que c'est un défaut de l'administration. Quand, au contraire, ils sont employés à faire des avances, leur art consiste à se procurer de gros profits de leur argent, sans qu'on puisse les accuser d'usure.
Quelques gens ont cru qu'il était bon qu'un Etat dût à lui-même: ils ont pensé que cela multipliait les richesses, en augmentant la circulation.
Je crois qu'on a confondu un papier circulant qui représente la monnaie, ou un papier circulant qui est le signe des profits qu'une compagnie a faits ou fera sur le commerce, avec un papier qui représente une dette. Les deux premiers sont très avantageux à l'Etat: le dernier ne peut l'être; et tout ce qu'on peut en attendre, c'est qu'il soit un bon gage, pour les particuliers, de la dette de la nation, c'est-à-dire, qu'il en procure le paiement. Mais voici les inconvénients qui en résultent.
1° Si les étrangers possèdent beaucoup de papiers qui représentent une dette, ils tirent, tous les ans, de la nation, une somme considérable pour les intérêts.
2° Dans une nation ainsi perpétuellement débitrice, le change doit être très bas.
3° L'impôt levé pour le paiement des intérêts de la dette, fait tort aux manufactures, en rendant la main de l'ouvrier plus chère.
4° On ôte les revenus véritables de l'Etat à ceux qui ont de l'activité et de l'industrie, pour les transporter aux gens oisifs; c'est-à-dire, qu'on donne des commodités pour travailler à ceux qui ne travaillent point, et des difficultés pour travailler à ceux qui travaillent.
Voilà les inconvénients; je n'en connais point les avantages. Dix personnes ont chacune mille écus de revenu en fonds de terre ou en industrie; cela fait, pour la nation, à cinq pour cent, un capital de deux cent mille écus. Si ces dix personnes emploient la moitié de leur revenu, c'est-à-dire cinq mille écus, pour payer les intérêts de cent mille écus qu'elles ont empruntés à d'autres, cela ne fait encore, pour l'Etat, que deux cent mille écus: c'est, dans le langage des algébristes, 200.000 écus - 100.000 écus + 100.000 écus = 200.000 écus.
Ce qui peut jeter dans l'erreur, c'est qu'un papier qui représente la dette d'une nation est un signe de richesse; car il n'y a qu'un Etat riche qui puisse soutenir un tel papier, sans tomber dans la décadence: que s'il n'y tombe pas, il faut que l'Etat ait de grandes richesses d'ailleurs. On dit qu'il n'y a point de mal, parce qu'il y a des ressources contre ce mal; et on dit que le mal est un bien, parce que les ressources surpassent le mal.
CHAPITRE XVIII
Il faut qu'il y ait une proportion entre l'Etat créancier et l'Etat débiteur. L'Etat peut être créancier à l'infini, mais il ne peut être débiteur qu'à un certain degré; et quand on est parvenu à passer ce degré, le titre de créancier s'évanouit.
Si cet Etat a encore un crédit qui n'ait point reçu d'atteinte, il pourra faire ce qu'on a pratiqué si heureusement dans un Etat d'Europe a; c'est de se procurer une grande quantité d'espèces, et d'offrir à tous les particuliers leur remboursement, à moins qu'ils ne veuillent réduire l'intérêt. En effet, comme, lorsque l'Etat emprunte, ce sont les particuliers qui fixent le taux de l'intérêt; lorsque l'Etat veut payer, c'est à lui à le fixer.
Il ne suffit pas de réduire l'intérêt: il faut que le bénéfice de la réduction forme un fonds d'amortissement, pour payer, chaque année, une partie des capitaux; opération d'autant plus heureuse, que le succès en augmente tous les jours.
Lorsque le crédit de l'Etat n'est pas entier, c'est une nouvelle raison pour chercher à former un fonds d'amortissement; parce que ce fonds, une fois établi, rend bientôt la confiance.
Si l'Etat est une république, dont le gouvernement comporte, par sa nature, que l'on y fasse des projets pour longtemps, le capital du fonds d'amortissement peut être peu considérable: il faut, dans une monarchie, que ce capital soit plus grand.
2° Les règlements doivent être tels, que tous les citoyens de l'Etat portent le poids de l'établissement de ce fonds, parce qu'ils ont tous le poids ce l'établissement de la dette; le créancier de l'Etat, par les sommes qu'il contribue, payant lui-même à lui-même.
3° Il y a quatre classes de gens qui payent les dettes de l'Etat: les propriétaires des fonds de terre, ceux qui exercent leur industrie par le négoce, les laboureurs et artisans, enfin les rentiers de l'Etat ou des particuliers. De ces quatre classes, la dernière, dans un cas de nécessité, semblerait devoir être la moins ménagée; parce que c'est une classe entièrement passive dans l'Etat, tandis que ce même Etat est soutenu par la force active des trois autres. Mais, comme on ne peut la charger plus, sans détruire la confiance publique, dont l'Etat en général, et ces trois classes en particulier, ont un souverain besoin; comme la foi publique ne peut manquer à un certain nombre de citoyens, sans paraître manquer à tous; comme la classe des créanciers est toujours la plus exposée aux projets des ministres, et qu'elle est toujours sous les yeux et sous la main; il faut que l'Etat lui accorde une singulière protection, et que la partie débitrice n'ait jamais le moindre avantage sur celle qui est créancière.
CHAPITRE XIX
L'argent est le signe des valeurs. Il est clair que celui qui a besoin de ce signe doit le louer, comme il fait toutes les choses dont il peut avoir besoin. Toute la différence est que les autres choses peuvent, ou se louer, ou s'acheter; au lieu que l'argent, qui est le prix des choses, se loue et ne s'achète pas a.
C'est bien une action très bonne de prêter à un autre son argent sans intérêt : mais on sent que ce ne peut être qu'un conseil de religion, et non une loi civile.
Pour que le commerce puisse se bien faire, il faut que l'argent ait un prix, mais que ce prix soit peu considérable. S'il est trop haut, le négociant, qui voit qu'il lui en coûterait plus en intérêts qu'il ne pourrait gagner dans son commerce, n'entreprend rien; si l'argent n'a point de prix, personne n'en prête, et le négociant n'entreprend rien non plus.
Je me trompe, quand je dis que personne n'en prête. Il faut toujours que les affaires de la société aillent; l'usure s'établit, mais avec les désordres que l'on a éprouvés dans tous les temps.
La loi de Mahomet confond l'usure avec le prêt à intérêt. L'usure augmente, dans les pays mahométans, à proportion de la sévérité de la défense : le prêteur s'indemnise du péril de la contravention.
Dans ces pays d'Orient, la plupart des hommes n'ont rien d'assuré; il n'y a presque point de rapport entre la possession actuelle d'une somme, et l'espérance de la ravoir après l'avoir prêtée : l'usure y augmente donc à proportion du péril de l'insolvabilité.
a. On ne parle point des cas où l'or et l'argent sont considérés comme marchandises.
CHAPITRE XX
La grandeur de l'usure maritime est fondée sur deux choses; le péril de la mer, qui fait qu'on ne s'expose à prêter son argent que pour en avoir beaucoup davantage; et la facilité que le commerce donne à l'emprunteur de faire promptement de grandes affaires, et en grand nombre : au lieu que les usures de terre, n'étant fondées sur aucune de ces deux raisons, sont ou proscrites par les législateurs, ou, ce qui est plus sensé, réduites à de justes bornes.
CHAPITRE XXI
Du prêt par contrat, et de l'usure, chez les Romains.
Outre le prêt fait pour le commerce, il y a encore une espèce de prêt fait par un contrat civil, d'où résulte un intérêt ou usure.
Le peuple, chez les Romains, augmentant tous les jours sa puissance, les magistrats cherchèrent à le flatter, et à lui faire faire les lois qui lui étaient les plus agréables. Il retrancha les capitaux; il diminua les intérêts; il défendit d'en prendre; il ôta les contraintes par corps; enfin, l'abolition des dettes fut mise en question toutes les fois qu'un tribun voulut se rendre populaire.
Ces continuels changements, soit par des lois, soit par des plébiscites, naturalisèrent à Rome l'usure; car les créanciers, voyant le peuple leur débiteur, leur législateur et leur juge, n'eurent plus de confiance dans les contrats. Le peuple, comme un débiteur décrédité, ne tentait à lui prêter que par de gros profits : d'autant plus que, si les lois ne venaient que de temps en temps, les plaintes du peuple étaient continuelles, et intimidaient toujours les créanciers. Cela fit que tous les moyens honnêtes de prêter et d'emprunter furent abolis à Rome; et qu'une usure affreuse, toujours foudroyée et toujours renaissante, s'y établit a. Le mal venait de ce que les choses n'avaient pas été ménagées. Les lois extrêmes dans le bien font naître le mal extrême. Il fallut payer pour le prêt de l'argent, et pour le danger des peines de la loi.
Les premiers Romains n'eurent point de lois pour régler le taux de l'usure a. Dans les démêlés qui se formèrent là-dessus entre les plébéiens et les patriciens, dans la sédition même du mont sacré b, on n'allégua, d'un côté, que la foi; et, de l'autre, que la dureté des contrats.
On suivait donc les conventions particulières; et je crois que les plus ordinaires étaient de douze pour cent par an. Ma raison est que, dans le langage ancien chez les Romains, l'intérêt à six pour cent était appelé la moitié de l'usure, l'intérêt à trois pour cent le quart de l'usure c : l'usure totale était donc l'intérêt à douze pour cent.
Que si l'on demande comment de si grosses usures avaient pu s'établir chez un peuple qui était presque sans commerce; je dirai que ce peuple, très souvent obligé d'aller sans solde à la guerre, avait très souvent besoin d'emprunter; et que, faisant sans cesse des expéditions heureuses, il avait très souvent la facilité de payer. Et cela se sent bien dans le récit des démêlés qui s'élevèrent à cet égard : on n'y disconvient point de l'avarice de ceux qui prêtaient; mais on dit que ceux qui se plaignaient auraient pu payer, s'ils avaient eu une conduite réglée d.
On faisait donc des lois qui n'influaient que sur la situation actuelle : on ordonnait, par exemple, que ceux qui s'enrôleraient pour la guerre que l'on avait à soutenir ne seraient point poursuivis par leurs créanciers; que ceux qui étaient dans les fers seraient délivrés; que les plus indigents seraient menés dans les colonies : quelquefois on ouvrait le trésor public. Le peuple s'apaisait par le soulagement des maux présents; et, comme il ne demandait rien pour la suite, le sénat n'avait garde de le prévenir.
Dans le temps que le sénat défendait avec tant de constance la cause des usures, l'amour de la pauvreté, de la frugalité, de la médiocrité, était extrême chez les Romains : mais telle était la Constitution, que les principaux citoyens portaient toutes les charges de l'Etat, et que le bas peuple ne payait rien. Quel moyen de priver ceux-là du droit de poursuivre leurs débiteurs, et de leur demander d'acquitter leurs charges, et de subvenir aux besoins pressants de la république?
Tacite e dit que la loi des douze tables fixa l'intérêt à un pour cent par an. Il est visible qu'il s'est trompé; et qu'il a pris, pour la loi des douze tables, une autre loi dont je vais parler. Si la loi des douze tables avait réglé cela, comment, dans les disputes qui s'élevèrent depuis entre les créanciers et les débiteurs, ne se serait-on pas servi de son autorité ? On ne trouve aucun vestige de cette loi sur le prêt à intérêt : et, pour peu qu'on soit versé dans l'histoire de Rome, on verra qu'une loi pareille ne devait point être l'ouvrage des décemvirs.
La loi Licinienne f, faite quatre-vingt-cinq ans après la loi des douze tables, fut une de ces lois passagères dont nous avons parlé. Elle ordonna qu'on retrancherait, du capital, ce qui avait été payé pour les intérêts; et que le reste serait acquitté en trois paiements égaux.
L'an 398 de Rome, les tribuns Duellius et Ménénius firent passer une loi qui réduisait les intérêts à un pour cent par an g. C'est cette loi que Tacite h confond avec la loi des douze tables; et c'est la première qui ait été faite, chez les Romains, pour fixer le taux de l'intérêt. Dix ans après i, cette usure fut réduite à la moitiéj; dans la suite, on l'ôta tout à fait k : et, si nous en croyons quelques auteurs qu'avait vus Tite-Live, ce fut sous le consulat de C. Martius Rutilius et de Q. Servilius l, l'an 413 de Rome.
Il en fut, de cette loi, comme de toutes celles où le législateur a porté les choses à l'excès : on trouva un moyen de l'éluder. Il en fallut faire beaucoup d'autres pour la confirmer, corriger, tempérer. Tantôt on quitta les lois pour suivre les usages m, tantôt on quitta les usages pour suivre les lois : mais, dans ce cas, l'usage devait aisément prévaloir. Quand un homme emprunte, il trouve un obstacle dans la loi même qui est faite en sa faveur : cette loi a contre elle, et celui qu'elle secourt, et celui qu'elle condamne. Le préteur Sempronius Asellus ayant permis aux débiteurs d'agir en conséquence des lois n, fut tué par les créanciers o, pour avoir voulu rappeler la mémoire d'une rigidité qu'on ne pouvait plus soutenir.
Je quitte la ville, pour jeter un peu les yeux sur les provinces.
J'ai dit ailleurs p que les provinces romaines étaient désolées par un gouvernement despotique et dur. Ce n'est pas tout : elles l'étaient encore par des usures affreuses.
Cicéron dit q que ceux de Salamine voulaient emprunter de l'argent à Rome, et qu'ils ne le pouvaient pas à cause de la loi Gabinienne. Il faut que je cherche ce que c'était que cette loi.
Lorsque les prêts à intérêt eurent été défendus à Rome, on imagina toutes sortes de moyens pour éluder la loi r : et, comme les alliés s et ceux de la nation latine n'étaient point assujettis aux lois civiles des Romains, on se servit d'un Latin, ou d'un allié, qui prêtait son nom, et paraissait être le créancier. La loi n'avait donc fait que soumettre les créanciers à une formalité, et le peuple n'était pas soulagé.
Le peuple se plaignit de cette fraude; et Marcus Sempronius, tribun du peuple, par l'autorité du sénat, fit faire un plébiscite t qui portait, qu'en fait de prêts, les lois, qui défendaient les prêts à usure entre un citoyen romain et un autre citoyen romain, auraient également lieu entre un citoyen et un allié, ou un Latin.
Dans ces temps-là, on appelait alliés les peuples de l'Italie proprement dite, qui s'étendait jusqu'à l'Arno et le Rubicon, et qui n'était point gouvernée en provinces romaines.
Tacite u dit qu'on faisait toujours de nouvelles fraudes aux lois faites pour arrêter les usures. Quand on ne put plus prêter, ni emprunter, sous le nom d'un allié, il fut aisé de faire paraître un homme des provinces, qui prêtait son nom.
Il fallait une nouvelle loi contre cet abus : et Gabinius v faisant la loi fameuse qui avait pour objet d'arrêter la corruption dans les suffrages, dut naturellement penser que le meilleur moyen, pour y parvenir, était de décourager les emprunts : ces deux choses étaient naturellement liées; car les usures augmentaient toujours au temps des élections w, parce qu'on avait besoin d'argent pour gagner des voix. On voit bien que la loi Gabinienne avait étendu le sénatus-consulte Sempronien aux provinciaux; puisque les Salaminiens ne pouvaient emprunter de l'argent à Rome, à cause de cette loi. Brutus, sous des noms empruntés, leur en prêta x à quatre pour cent par mois y; et obtint, pour cela, deux sénatus-consultes; dans le premier desquels il était dit que ce prêt ne serait pas regardé comme une fraude faite à la loi; et que le gouverneur de Silicie jugerait en conformité des conventions portées par le billet des Salaminiensz.
Le prêt à intérêt étant interdit, par la loi Gabinienne, entre les gens des provinces et les citoyens romains; et ceux-ci ayant, pour lors, tout l'argent de l'univers entre leurs mains; il fallut les tenter par de grosses usures, qui fissent disparaître, aux yeux de l'avarice, le danger de perdre la dette. Et, comme il y avait à Rome des gens puissants, qui intimidaient les magistrats, et faisaient taire les lois, ils furent plus hardis à prêter, et plus hardis à exiger de grosses usures. Cela fit que les provinces furent, tour à tour, ravagées par tous ceux qui avaient du crédit à Rome : et, comme chaque gouverneur faisait son édit, en entrant dans sa province aa, dans lequel il mettait à l'usure le taux qu'il lui plaisait, l'avarice prêtait la main à la législation, et la législation à l'avarice.
Il faut que les affaires aillent; et un Etat est perdu, si tout y est dans l'inaction. Il y avait des occasions où il fallait que les villes, les corps, les sociétés des villes, les particuliers, empruntassent : et on n'avait que trop besoin d'emprunter, ne fût-ce que pour subvenir aux ravages des armées, aux rapines des magistrats, aux concussions des gens d'affaires, et aux mauvais usages qui s'établissaient tous les jours; car on ne fut jamais ni si riche, ni si pauvre. Le sénat, qui avait la puissance exécutrice, donnait, par nécessité, souvent par faveur, la permission d'emprunter des citoyens romains, et faisait là-dessus des sénatus-consultes. Mais ces sénatus-consultes mêmes étaient décrédités par la loi : ces sénatus-consultes bb pouvaient donner occasion au peuple de demander de nouvelles tables; ce qui, augmentant le danger de la perte du capital, augmentait encore l'usure. Je le dirai toujours c'est la modération qui gouverne les hommes, et non pas
Celui-là paie moins, dit Ulpien cc, qui paie plus tard. C'est ce principe qui conduisit les législateurs, après la destruction de la république romaine.