MONTESQUIEU
DE L'ESPRIT DES LOIS
QUATRIÈME PARTIE
LIVRE XX
DES LOIS, DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT AVEC LE COMMERCE, CONSIDÉRÉ DANS SA NATURE ET SES DISTINCTIONS
Docuit quæ maximus Atlas.
Virgil. Æneid.
INVOCATION AUX MUSES
Vierges du mont Piérie, entendez-vous le nom que je vous donne ? Inspirez-moi. J'ai couru une longue carrière. Je suis accablé de peines, de fatigues et d'ennuis. Mettez dans mon esprit ce calme et cette douceur qui fuit aujourd'hui loin de moi. Vous n'êtes jamais si divines que quand vous menez à la sagesse et à la vérité par le plaisir.
Mais si vous ne voulez pas adoucir la rigueur de mes travaux, cachez le travail même. Faites que je réfléchisse et que je paraisse sentir. Faites que l'on soit instruit et que je n'enseigne pas, et que, quand j'annoncerai des choses utiles, on croie que je ne savais rien et que vous m'avez tout dit.
Quand les eaux de votre fontaine sortent du rocher que vous aimez, elles ne montent pas dans les airs pour retomber, elles coulent dans la prairie, elles font vos délices parce qu'elles font les délices des bergers.
Muses charmantes, si vous jetez sur moi un seul de vos regards, tout le monde lira mes ouvrages, et ce qui ne devait être un amusement sera un plaisir.
Divines Muses, je sens que vous m'inspirez, non pas seulement ce que l'on chante à Tempé sur les chalumeaux, ou ce qu'on répète à Délos sur la lyre. Vous voulez encore que je fasse parler la raison. Elle est le plus noble, le plus parfait, le plus exquis de nos sens.
CHAPITRE PREMIER
Du commerce.
Les matières qui suivent demanderaient d'être traitées avec plus d'étendue; mais la nature de cet ouvrage ne le permet pas. Je voudrais couler sur une rivière tranquille; je suis entraîné par un torrent.
Le commerce guérit des préjugés destructeurs : et c'est presque une règle générale que, partout où il y a des murs douces, il y a du commerce; et que, partout où il y a du commerce, il y a des murs douces.
Qu'on ne s'étonne donc point si nos murs sont moins féroces qu'elles ne l'étaient autrefois. Le commerce a fait que la connaissance des murs de toutes les nations a pénétré partout : on les a comparées entre elles, et il en a résulté de grands biens.
On peut dire que les lois du commerce perfectionnent les murs; par la même raison que ces mêmes lois perdent les murs. Le commerce corrompt les murs pures a; c'était le sujet des plaintes de Platon : il polit et adoucit les murs barbares, comme nous le voyons tous les jours.
a. César dit des Gaulois, que le voisinage et le commerce de Marseille les avaient gâtés de façon, qu'eux, qui autrefois avaient toujours vaincu les Germains, leur étaient devenus inférieurs. Guerre des Gaules, liv. VI.
CHAPITRE II
De l'esprit du commerce.
L'effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l'une a intérêt d'acheter, l'autre a intérêt de vendre; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels.
Mais, si l'esprit de commerce unit les nations, il n'unit pas de même les particuliers. Nous voyons que, dans les pays a où l'on n'est affecté que de l'esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines, et de toutes les vertus morales : les plus petites choses, celles que l'humanité demande, s'y font, ou s'y donnent pour de l'argent.
L'esprit de commerce produit, dans les hommes, un certain sentiment de justice exacte, opposé d'un côté au brigandage, et de l'autre à ces vertus morales qui font qu'on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité et qu'on peut les négliger pour ceux des autres.
La privation totale du commerce produit, au contraire, le brigandage, qu'Aristote met au nombre des manières d'acquérir. L'esprit n'en est point opposé à de certaines vertus morales : par exemple, l'hospitalité, très rare dans les pays de commerce, se trouve admirablement parmi les peuples brigands.
C'est un sacrilège chez les Germains, dit Tacite, de fermer sa maison à quelque homme que ce soit, connu ou inconnu. Celui qui a exercé b l'hospitalité envers un étranger, va lui montrer une autre maison où on l'exerce encore, et il y est reçu avec la même humanité. Mais lorsque les Germains eurent fondé des royaumes, l'hospitalité leur devint à charge. Cela paraît par deux lois du code c des Bourguignons, dont l'une inflige une peine à tout barbare qui irait montrer à un étranger la maison d'un Romain; et l'autre règle que celui qui recevra un étranger sera dédommagé par les habitants, chacun pour sa quote-part.
a. La Hollande.
b. Et qui modo hospes fuerat, monstrator hospitii. De morib. Germ. Voyez aussi César, Guerre des Gaules, liv. VI.
c. Tit. 38.
CHAPITRE III
De la pauvreté des peuples.
Il y a deux sortes de peuples pauvres : ceux que la dureté du gouvernement a rendus tels; et ces gens-là sont incapables de presque aucune vertu, parce que leur pauvreté fait une partie de leur servitude : les autres ne sont pauvres que parce qu'ils ont dédaigné, ou parce qu'ils n'ont pas connu les commodités de la vie; et ceux-ci peuvent faire de grandes choses, parce que cette pauvreté fait une partie de leur liberté.
CHAPITRE IV
Du commerce, dans les divers gouvernements.
Le commerce a du rapport avec la constitution. Dans le gouvernement d'un seul, il est ordinairement fondé sur le luxe; et, quoiqu'il le soit aussi sur les besoins réels, son objet principal est de procurer à la nation qui le fait tout ce qui peut servir à son orgueil, à ses délices et à ses fantaisies. Dans le gouvernement de plusieurs, il est plus souvent fondé sur l'économie. Les négociants ayant l'oeil sur toutes les nations de la terre, portent à l'une ce qu'ils tirent de l'autre. C'est ainsi que les républiques de Tyr, de Carthage, d'Athènes, de Marseille, de Florence, de Venise et de Hollande ont fait le commerce.
Cette espèce de trafic regarde le gouvernement de plusieurs par sa nature, et le monarchique par occasion. Car, comme il n'est fondé que sur la pratique de gagner peu, et même de gagner moins qu'aucune autre nation, et de ne se dédommager qu'en gagnant continuellement, il n'est guère possible qu'il puisse être fait par un peuple chez qui le luxe est établi, qui dépense beaucoup, et qui ne voit que de grands objets.
C'est dans ces idées que Cicéron a disait si bien : « Je n'aime point qu'un même peuple soit, en même temps, le dominateur et le facteur de l'univers. » En effet, il faudrait supposer que chaque particulier dans cet Etat, et tout l'Etat même, eussent toujours la tête pleine de grands projets, et cette même tête remplie de petits : ce qui est contradictoire.
Ce n'est pas que, dans ces Etats qui subsistent par le commerce d'économie, on ne fasse aussi les plus grandes entreprises, et que l'on n'y ait une hardiesse qui ne se trouve pas dans les monarchies : en voici la raison.
Un commerce mène à l'autre, le petit au médiocre, le médiocre au grand : et celui qui a eu tant d'envie de gagner peu, se met dans une situation où il n'en a pas moins de gagner beaucoup.
De plus : les grandes entreprises des négociants sont toujours nécessairement mêlées avec les affaires publiques. Mais, dans les monarchies, les affaires publiques sont, la plupart du temps, aussi suspectes aux marchands, qu'elles leur paraissent sûres dans les Etats républicains. Les grandes entreprises de commerce ne sont donc pas pour les monarchies, mais pour le gouvernement de plusieurs.
En un mot, une plus grande certitude de sa prospérité, que l'on croit avoir dans ces Etats, fait tout entreprendre; et, parce qu'on croit être sûr de ce que l'on a acquis, on ose l'exposer pour acquérir davantage; on ne court de risque que sur les moyens d'acquérir : or, les hommes espèrent beaucoup de leur fortune.
Je ne veux pas dire qu'il y ait aucune monarchie qui soit totalement exclue du commerce d'économie; mais elle y est moins portée par sa nature : Je ne veux pas dire que les républiques que nous connaissons soient entièrement privées du commerce de luxe; mais il a moins de rapport à leur constitution.
Quant à l'Etat despotique, il est inutile d'en parler. Règle générale : dans une nation qui est dans la servitude, on travaille plus à conserver qu'à acquérir; dans une nation libre, on travaille plus à acquérir qu'à conserver.
a. Nolo eumdem populum imperatorem et portitorem esse terrarum.
CHAPITRE V
Des peuples qui ont fait le commerce d'économie.
Marseille retraite nécessaire au milieu d'une mer orageuse; Marseille, ce lieu où tous les vents, les bancs de la mer, la disposition des côtes ordonnent de toucher, fut fréquentée par les gens de mer. La stérilité a de son territoire détermina ses citoyens au commerce d'économie. Il fallut qu'ils fussent laborieux, pour suppléer à la nature qui se refusait; qu'ils fussent justes, pour vivre parmi les nations barbares qui doivent faire leur prospérité; qu'ils fussent modérés, pour que leur gouvernement fût toujours tranquille; enfin, qu'ils eussent des murs frugales, pour qu'ils pussent toujours vivre d'un commerce qu'ils conserveraient plus sûrement lorsqu'il serait moins avantageux.
On a vu partout la violence et la vexation donner naissance au commerce d'économie, lorsque les hommes sont contraints de se réfugier dans les marais, dans les îles, les bas-fonds de la mer, et ses écueils même. C'est ainsi que Tyr, Venise et les villes de Hollande furent fondées; les fugitifs y trouvèrent leur sûreté. Il fallut subsister; ils tirèrent leur subsistance de tout l'univers.
a. Justin, liv. XLIII, chap. III.
CHAPITRE VI
Quelques effets d'une grande navigation.
Il arrive quelquefois qu'une nation qui fait le commerce d'économie, ayant besoin d'une marchandise d'un pays qui lui serve de fonds pour se procurer les marchandises d'un autre, se contente de gagner très peu, et quelquefois rien, sur les unes; dans l'espérance ou la certitude de gagner beaucoup sur les autres. Ainsi, lorsque la Hollande faisait presque seule le commerce du midi au nord de l'Europe, les vins de France, qu'elle portait au nord, ne lui servaient, en quelque manière, que de fonds pour faire son commerce dans le nord.
On sait que souvent, en Hollande, de certains genres de marchandise venue de loin ne s'y vendent pas plus cher qu'ils n'ont coûté sur les lieux mêmes. Voici la raison qu'on en donne : Un capitaine, qui a besoin de lester son vaisseau, prendra du marbre; il a besoin de bois pour l'arrimage, il en achètera: et, pourvu qu'il n'y perde rien, il croira avoir beaucoup fait. C'est ainsi que la Hollande a aussi ses carrières et ses forêts.
Non seulement un commerce qui ne donne rien peut être utile; un commerce même désavantageux peut l'être. J'ai ouï dire, en Hollande, que la pêche de la baleine, en général, ne rend presque jamais ce qu'elle coûte : mais ceux qui ont été employés à la construction du vaisseau, ceux qui ont fourni les agrès, les appareaux, les vivres, sont aussi ceux qui prennent le principal intérêt à cette pêche. Perdissent-ils sur la pêche, ils ont gagné sur les fournitures. Ce commerce est une espèce de loterie, et chacun est séduit par l'espérance d'un billet noir. Tout le monde aime à jouer; et les gens les plus sages jouent volontiers, lorsqu'ils ne voient point les apparences du jeu, ses égarements, ses violences, ses dissipations, la perte du temps, et même de toute la vie.
CHAPITRE VII
Esprit de l'Angleterre sur le commerce.
L'Angleterre n'a guère de tarif réglé avec les autres nations; son tarif change, pour ainsi dire, à chaque parlement, par les droits particuliers qu'elle ôte, ou qu'elle impose. Elle a voulu encore conserver sur cela son indépendance. Souverainement jalouse du commerce qu'on fait chez elle, elle se lie peu par des traités, et ne dépend que de ses lois.
D'autres nations ont fait céder des intérêts du commerce à des intérêts politiques : celle-ci a toujours fait céder ses intérêts politiques aux intérêts de son commerce.
C'est le peuple du monde qui a le mieux su se prévaloir à la fois de ces trois grandes choses, la religion, le commerce et la liberté.
CHAPITRE VIII
Comment on a gêné quelquefois le commerce d'économie.
On a fait, dans certaines monarchies, des lois très propres à abaisser les Etats qui font le commerce d'économie. On leur a défendu d'apporter d'autres marchandises que celles du cru de leur pays : on ne leur a permis de venir trafiquer qu'avec des navires de la fabrique du pays où ils viennent.
Il faut que l'Etat qui impose ces lois puisse aisément faire lui-même le commerce : sans cela, il se fera, pour le moins, un tort égal. Il vaut mieux avoir affaire à une nation qui exige peu, et que les besoins du commerce rendent en quelque façon dépendante; à une nation qui, par l'étendue de ses vues ou de ses affaires, sait où placer toutes les marchandises superflues; qui est riche, et peut se charger de beaucoup de denrées; qui les payera promptement; qui a, pour ainsi dire, des nécessités d'être fidèle; qui est pacifique par principe; qui cherche à gagner, et non pas à conquérir : il vaut mieux, dis-je, avoir affaire à cette nation, qu'à d'autres toujours rivales, et qui ne donneraient pas tous ces avantages.
CHAPITRE IX
De l'exclusion en fait de commerce.
La vraie maxime est de n'exclure aucune nation de son commerce, sans de grandes raisons. Les Japonais ne commercent qu'avec deux nations, la chinoise et la hollandaise. Les Chinois a gagnent mille pour cent sur le sucre, et quelquefois autant sur les retours. Les Hollandais font des profits à peu près pareils. Toute nation qui se conduira sur les maximes japonaises sera nécessairement trompée. C'est la concurrence qui met un prix juste aux marchandises, et qui établit les vrais rapports entre elles.
Encore moins un Etat doit-il s'assujettir à ne vendre ses marchandises qu'à une seule nation, sous prétexte qu'elle les prendra toutes à un certain prix. Les Polonais ont fait, pour leur blé, ce marché avec la ville de Dantzig; plusieurs rois des Indes ont de pareils contrats, pour les épiceries, avec les Hollandais b. Ces conventions ne sont propres qu'à une nation pauvre, qui veut bien perdre l'espérance de s'enrichir, pourvu qu'elle ait une subsistance assurée; ou à des nations dont la servitude consiste à renoncer à l'usage des choses que la nature leur avait données, ou à faire sur ces choses un commerce désavantageux.
a. Le Père du Halde, t. II p. 170.
b. Cela fut premièrement établi par les Portugais. Voyages de François Pyrard, chap. XV, part. II.
CHAPITRE X
Établissement propre au commerce d'économie.
Dans les Etats qui font le commerce d'économie, on a heureusement établi des banques, qui, par leur crédit, ont formé des nouveaux signes des valeurs. Mais on aurait tort de les transporter dans les Etats qui font le commerce de luxe. Les mettre dans des pays gouvernés par un seul, c'est supposer l'argent d'un côté, et de l'autre la puissance : c'est-à-dire, d'un côté, la faculté de tout avoir sans aucun pouvoir; et, de l'autre, le pouvoir avec la faculté de rien du tout. Dans un gouvernement pareil, il n'y a jamais eu que le prince qui ait eu, ou qui ait pu avoir un trésor; et, partout où il y en a un, dès qu'il est excessif, il devient d'abord le trésor du prince.
Par la même raison, les compagnies de négociants, qui s'associent pour un certain commerce, conviennent rarement au gouvernement d'un seul. La nature de ces compagnies est de donner aux richesses particulières la force des richesses publiques. Mais, dans ces Etats, cette force ne peut se trouver que dans les mains du prince. Je dis plus : elles ne conviennent pas toujours dans les Etats où l'on fait le commerce d'économie; et, si les affaires ne sont si grandes qu'elles soient au-dessus de la portée des particuliers, on fera encore mieux de ne point gêner, par des privilèges exclusifs, la liberté du commerce.
CHAPITRE XI
Continuation du même sujet.
Dans les Etats qui font le commerce d'économie, on peut établir un port franc. L'économie de l'Etat, qui suit toujours la frugalité des particuliers, donne, pour ainsi dire, l'âme à son commerce d'économie. Ce qu'il perd de tributs par l'établissement dont nous parlons, est compensé par ce qu'il peut tirer de la richesse industrielle de la république. Mais, dans le gouvernement monarchique, de pareils établissements seraient contre la raison; ils n'auraient d'autre effet que de soulager le luxe du poids des impôts. On se priverait de l'unique bien que ce luxe peut procurer, et du seul frein que, dans une constitution pareille, il puisse recevoir.
CHAPITRE XII
De la liberté du commerce.
La liberté du commerce n'est pas une faculté accordée aux négociants de faire ce qu'ils veulent; ce serait bien plutôt sa servitude. Ce qui gêne le commerçant ne gêne pas pour cela le commerce. C'est dans les pays de la liberté que le négociant trouve des contradictions sans nombre; et il n'est jamais moins croisé par les lois, que dans les pays de la servitude.
L'Angleterre défend de faire sortir ses laines; elle veut que le charbon soit transporté par mer dans la capitale; elle ne permet point la sortie de ses chevaux, s'ils ne sont coupés; les vaisseaux a de ses colonies qui commercent en Europe, doivent mouiller en Angleterre. Elle gêne le négociant; mais c'est en faveur du commerce.
a. Acte de navigation de 1660. Ce n'a été qu'en temps de guerre que ceux de Boston et de Philadelphie ont envoyé leurs vaisseaux en droiture, jusque dans la Méditerranée, porter leurs denrées.
CHAPITRE XIII
Ce qui détruit cette liberté.
Là, où il y a du commerce, il y a des douanes. L'objet du commerce est l'exportation et l'importation des marchandises en faveur de l'Etat; et l'objet des douanes est un certain droit sur cette même exportation, aussi en faveur de l'Etat. Il faut donc que l'Etat soit neutre entre sa douane et son commerce, et qu'il fasse en sorte que ces deux choses ne se croisent point; et alors on y jouit de la liberté du commerce.
La finance détruit le commerce par ses injustices, par ses vexations, par l'excès de ce qu'elle impose : mais elle le détruit encore, indépendamment de cela, par les difficultés qu'elle fait naître, et les formalités qu'elle exige. En Angleterre, où les douanes sont en régie, il y a une facilité de négocier singulière : un mot d'écriture fait les plus grandes affaires; il ne faut point que le marchand perde un temps infini, et qu'il ait des commis exprès, pour faire cesser toutes les difficultés des fermiers, ou pour s'y soumettre.
CHAPITRE XIV
Des lois du commerce qui emportent la confiscation des marchandises.
La grande charte des Anglais défend de saisir et de confisquer, en cas de guerre, les marchandises des négociants étrangers, à moins que ce ne soit par représailles. Il est beau que la nation anglaise ait fait de cela un des articles de sa liberté.
Dans la guerre que l'Espagne eut avec les Anglais en 1740, elle fit une loi a qui punissait de mort ceux qui introduiraient dans les Etats d'Espagne des marchandises d'Angleterre; elle infligeait la même peine à ceux qui porteraient dans les Etats d'Angleterre des marchandises d'Espagne. Une ordonnance pareille ne peut, je crois, trouver de modèle que dans les lois du Japon. Elle choque nos murs, l'esprit du commerce, et l'harmonie qui doit être dans la proportion des peines; elle confond toutes les idées faisant un crime d'Etat de ce qui n'est qu'une violation de police.
a. Publiée à Cadix au mois de mars 1740.
CHAPITRE XV
De la contrainte par corps.
Solon a ordonna à Athènes qu'on n'obligerait plus le corps pour dettes civiles. Il tira cette loi d'Egypte b; Boccoris l'avait faite, et Sésostris l'avait renouvelée.
Cette loi est très bonne pour les affaires c civiles ordinaires; mais nous avons raison de ne point l'observer dans celles du commerce. Car les négociants étant obligés de confier de grandes sommes pour des temps souvent fort courts, de les donner et de les reprendre, il faut que le débiteur remplisse toujours au temps fixé ses engagements; ce qui suppose la contrainte par corps.
Dans les affaires qui dérivent des contrats civils ordinaires, la loi ne doit point donner la contrainte par corps; parce qu'elle fait plus de cas de la liberté d'un citoyen, que de l'aisance d'un autre. Mais, dans les conventions qui dérivent du commerce, la loi doit faire plus de cas de l'aisance publique, que de la liberté d'un citoyen; ce qui n'empêche pas les restrictions et les limitations que peuvent demander l'humanité et la bonne police.
a. Plutarque, au traité : Qu'il ne faut point emprunter à usure.
b. Diodore, liv. I, partie II, chap. III.
c. Les législateurs grecs étaient blâmables, qui avaient défendu de prendre en gage les armes et la charrue d'un homme,
et permettaient de prendre l'homme même. Diodore, liv. I, part. II, chap. III.
CHAPITRE XVI
Belle loi.
La loi de Genève qui exclut des magistratures, et même de l'entrée dans le grand conseil, les enfants de ceux qui ont vécu ou qui sont morts insolvables, à moins qu'ils n'acquittent les dettes de leur père, est très bonne. Elle a cet effet, qu'elle donne de la confiance pour les négociants; elle en donne pour les magistrats; elle en donne pour la cité même. La foi particulière y a encore la force de la foi publique.
CHAPITRE XVII
Loi de Rhodes.
Les Rhodiens allèrent plus loin. Sextus Empiricus a dit que, chez eux, un fils ne pouvait se dispenser de payer les dettes de son père, en renonçant à sa succession. La loi de Rhodes était donnée à une république fondée sur le commerce : Or, je crois que la raison du commerce même y devait mettre cette limitation, que les dettes contractées par le père depuis que le fils avait commencé à faire le commerce, n'affecteraient point les biens acquis par celui-ci. Un négociant doit toujours connaître ses obligations, et se conduire à chaque instant suivant l'état de sa fortune.
a. Hippotiposes, liv. I, chap. XIV.
CHAPITRE XVIII
Des juges pour le commerce.
Xénophon, au livre des Revenus, voudrait qu'on donnât des récompenses à ceux des préfets du commerce qui expédient le plus vite les procès. Il sentait le besoin de notre juridiction consulaire.
Les affaires du commerce sont très peu susceptibles de formalités. Ce sont des actions de chaque jour, que d'autres de même nature doivent suivre chaque jour. Il faut donc qu'elles puissent être décidées chaque jour. Il en est autrement des actions de la vie qui influent beaucoup sur l'avenir, mais qui arrivent rarement. On ne se marie guère qu'une fois; on ne fait pas tous les jours des donations ou des testaments; on n'est majeur qu'une fois.
Platon a dit que, dans une ville où il n'y a point de commerce maritime, il faut la moitié moins de lois civiles; et cela est très vrai. Le commerce introduit dans le même pays différentes sortes de peuples, un grand nombre de conventions, d'espèces de biens, et de manières d'acquérir.
Ainsi, dans une ville commerçante, il y a moins de juges, et plus de lois.
a. Des lois, liv. VIII.
CHAPITRE XIX
Que le prince ne doit point faire le commerce.
Théophile a voyant un vaisseau où il y avait des marchandises pour sa femme Théodora, le fit brûler. « Je suis empereur, lui dit-il, et vous me faites patron de galère. En quoi les pauvres gens pourront-ils gagner leur vie, si nous faisons encore leur métier ? » Il aurait pu ajouter : Qui pourra nous réprimer, si nous faisons des monopoles ? Qui nous obligera de remplir nos engagements? Ce commerce que nous faisons, les courtisans voudront le faire; ils seront plus avides et plus injustes que nous. Le peuple a de la confiance en notre justice; il n'en a point en notre opulence: tant d'impôts, qui font sa misère, sont des preuves certaines de la nôtre.
a. Zonare.
CHAPITRE XX
Continuation du même sujet.
Lorsque les Portugais et les Castillans dominaient dans les Indes orientales, le commerce avait des branches si riches, que leurs princes ne manquèrent pas de s'en saisir. Cela ruina leurs établissements dans ces parties-là.
Le vice-roi de Goa accordait à des particuliers des privilèges exclusifs. On n'a point de confiance en de pareilles gens; le commerce est discontinué par le changement perpétuel de ceux à qui on le confie; personne ne ménage ce commerce, et ne se soucie de le laisser perdu à son successeur; le profit reste dans des mains particulières, et ne s'étend pas assez.
CHAPITRE XXI
Du commerce de la noblesse, dans la monarchie.
Il est contre l'esprit du commerce que la noblesse le fasse dans la monarchie. « Cela serait pernicieux aux villes, disent a les empereurs Honorius et Théodose, et ôterait entre les marchands et les plébéiens la facilité d'acheter et de vendre. »
Il est contre l'esprit de la monarchie que la noblesse y fasse le commerce. L'usage qui a permis en Angleterre le commerce à la noblesse, est une des choses qui ont le plus contribué à y affaiblir le gouvernement monarchique.
a. Leg. nobiliores, cod. de commerc. et Leg. ult. cod. de rescind. vendit.
CHAPITRE XXII
Réflexion particulière.
Des gens frappés de ce qui se pratique dans quelques Etats, pensent qu'il faudrait qu'en France il y eût des lois qui engageassent les nobles à faire le commerce. Ce serait le moyen d'y détruire la noblesse, sans aucune utilité pour le commerce. La pratique de ce pays est très sage : Les négociants n'y sont pas nobles; mais ils peuvent le devenir. Ils ont l'espérance d'obtenir la noblesse, sans en avoir l'inconvénient actuel. Ils n'ont pas de moyen plus sûr de sortir de leur profession que de la bien faire, ou de la faire avec bonheur; chose qui est ordinairement attachée à la suffisance.
Les lois qui ordonnent que chacun reste dans sa profession, et la fasse passer à ses enfants, ne sont et ne peuvent être utiles que dans les Etats a despotiques, où personne ne peut, ni ne doit avoir d'émulation.
Qu'on ne dise pas que chacun fera mieux sa profession lorsqu'on ne pourra pas la quitter pour une autre. Je dis qu'on fera mieux sa profession, lorsque ceux qui y auront excellé espéreront de parvenir à une autre.
L'acquisition qu'on peut faire de la noblesse à prix d'argent encourage beaucoup les négociants à se mettre en état d'y parvenir. Je n'examine pas si l'on fait bien de donner ainsi aux richesses le prix de la vertu : il y a tel gouvernement où cela peut être très utile.
En France, cet état de la robe qui se trouve entre la grande noblesse et le peuple; qui, sans avoir le brillant de celle-là, en a tous les privilèges; cet Etat qui laisse les particuliers dans la médiocrité, tandis que le corps dépositaire des lois est dans la gloire; cet Etat encore dans lequel on n'a de moyen de se distinguer que par la suffisance et par la vertu; profession honorable, mais qui en laisse toujours voir une plus distinguée : cette noblesse toute guerrière, qui pense qu'en quelque degré de richesses que l'on soit, il faut faire sa fortune; mais qu'il est honteux d'augmenter son bien, si on ne commence par le dissiper; cette partie de la nation, qui sert toujours avec le capital de son bien; qui, quand elle est ruinée, donne sa place à une autre qui servira avec son capital encore; qui va à la guerre pour que personne n'ose dire qu'elle n'y a pas été; qui, quand elle ne peut espérer les richesses, espère les honneurs; et, lorsqu'elle ne les obtient pas, se console, parce qu'elle a acquis de l'honneur: toutes ces choses ont nécessairement contribué à la grandeur de ce royaume. Et si, depuis deux ou trois siècles, il a augmenté sans cesse sa puissance, il faut attribuer cela à la bonté de ses lois, non pas à la fortune, qui n'a pas ces sortes de confiance.
a. Effectivement cela y est souvent ainsi établi.
CHAPITRE XXIII
A quelles nations il est désavantageux de faire le commerce.
Les richesses consistent en fonds de terre, ou en effets mobiliers : les fonds de terre de chaque pays sont ordinairement possédés par ses habitants. La plupart des Etats ont des lois qui dégoûtent les étrangers de l'acquisition de leurs terres; il n'y a même que la présence du maître qui les fasse valoir : ce genre de richesses appartient donc à chaque Etat en particulier. Mais les effets mobiliers, comme l'argent, les billets, les lettres de change, les actions sur les compagnies, les vaisseaux, toutes les marchandises, appartiennent au monde entier, qui, dans ce rapport, ne compose qu'un seul Etat, dont toutes les sociétés sont les membres : le peuple qui possède le plus de ces effets mobiliers de l'univers, est le plus riche. Quelques Etats en ont une immense quantité : ils les acquièrent chacun par leurs denrées, par le travail de leurs ouvriers, par leur industrie, par leurs découvertes, par le hasard même. L'avarice des nations se dispute les meubles de tout l'univers. Il peut se trouver un Etat si malheureux, qu'il sera privé des effets des autres pays, et même encore de presque tous les siens : les propriétaires des fonds de terre n'y seront que les colons des étrangers. Cet Etat manquera de tout, et ne pourra rien acquérir, il vaudrait bien mieux qu'il n'eût de commerce avec aucune nation du monde : c'est le commerce qui, dans les circonstances où il se trouvait, l'a conduit à la pauvreté.
Un pays qui envoie toujours moins de marchandises ou de denrées qu'il n'en reçoit, se met lui-même en équilibre en s'appauvrissant : il recevra toujours moins, jusqu'à ce que, dans une pauvreté extrême, il ne reçoive plus rien
Dans les pays de commerce, l'argent qui s'est tout à coup évanoui, revient, parce que les Etats qui l'ont reçu le doivent : dans les Etats dont nous parlons, l'argent ne revient jamais, parce que ceux qui l'ont pris ne doivent rien.
La Pologne servira ici d'exemple. Elle n'a presque aucune des choses que nous appelons les effets mobiliers de l'univers, si ce n'est le blé de ses terres. Quelques seigneurs possèdent des provinces entières; ils pressent le laboureur pour avoir une plus grande quantité de blé qu'ils puissent envoyer aux étrangers, et se procurer les choses que demande leur luxe. Si la Pologne ne commerçait avec aucune nation, ses peuples seraient plus heureux. Ses grands, qui n'auraient que leur blé, le donneraient à leurs paysans pour vivre; de trop grands domaines leur seraient à charge, ils les partageraient à leurs paysans; tout le monde, trouvant des peaux ou des laines dans ses troupeaux, il n'y aurait plus une dépense immense à faire pour les habits; les grands, qui aiment toujours le luxe, et qui ne le pourraient trouver que dans leur pays, encourageraient les pauvres au travail. Je dis que cette nation serait plus florissante, à moins qu'elle ne devînt barbare : chose que les lois pourraient prévenir.
Considérons à présent le Japon. La quantité excessive de ce qu'il peut recevoir produit la quantité excessive de ce qu'il peut envoyer : les choses seront en équilibre, comme si l'importation et l'exportation étaient modérées et d'ailleurs cette espèce d'enflure produira à l'Etat mille avantages: il y aura plus de consommation, plus de choses sur lesquelles les arts peuvent s'exercer, plus d'hommes employés, plus de moyens d'acquérir de la puissance. Il peut arriver des cas où l'on ait besoin d'un secours prompt, qu'un Etat si plein peut donner plutôt qu'un autre. Il est difficile qu'un pays n'ait des choses superflues : mais c'est la nature du commerce de rendre les choses superflues utiles, et les utiles nécessaires. L'Etat pourra donc donner les choses nécessaires à un plus grand nombre de sujets.
Disons donc que ce ne sont point les nations qui n'ont besoin de rien qui perdent à faire le commerce; ce sont celles qui ont besoin de tout. Ce ne sont point les peuples qui se suffisent à eux-mêmes, mais ceux qui n'ont rien chez eux, qui trouvent de l'avantage à ne trafiquer avec personne.