[NB : La pagination marquée correspond à celle de l'édition dite Prior-Belaval de l'Esquisse parue à Paris, chez Vrin, en 1970.]

 

CONDORCET

ESQUISSE

date de rédaction : 1793-1794

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SIXIÈME ÉPOQUE

Décadence des lumières, jusqu'à leur restauration, vers le temps des croisades.

Dans cette époque désastreuse, nous verrons l'esprit humain descendre rapidement de la hauteur où il s'était élevé, et l'ignorance traîner après elle, ici la férocité, ailleurs une cruauté raffinée, partout la corruption et la perfidie. à peine quelques éclairs de talents, quelques traits de grandeur d'âme ou de bonté, peuvent-ils percer à travers cette nuit profonde. Des rêveries théologiques, des impostures superstitieuses, sont le seul génie des hommes : l'intolérance religieuse est leur seule morale ; et l'Europe, comprimée entre la tyrannie sacerdotale et le despotisme militaire, attend dans le sang et dans les larmes le moment où de nouvelles lumières lui permettront de renaître à la liberté, à l'humanité et aux vertus.

Ici, nous sommes obligés de partager le tableau en deux parties distinctes : la première embrassera l'Occident, où la décadence fut plus rapide et plus absolue, mais où le jour de la raison devait reparaître pour ne s'éteindre jamais ; et la seconde, l'Orient, pour qui cette décadence fut plus lente, longtemps moins entière, mais qui ne voit pas encore le moment où la raison pourra l'éclairer et briser ses chaînes.

A peine la piété chrétienne eut-elle abattu l'autel de la victoire, que l'Occident devint la proie des barbares. [91] Ils embrassèrent la religion nouvelle, mais ils ne prirent point la langue des vaincus : les prêtres seuls la conservèrent ; et grâce à leur ignorance, à leur mépris pour les lettres humaines, on vit disparaître ce qu'on aurait pu espérer de la lecture de livres latins, puisque ces livres ne pouvaient plus être lus que par eux.

On connaît assez l'ignorance et les moeurs barbares des vainqueurs : cependant, c'est du milieu de cette férocité stupide que sortit la destruction de l'esclavage domestique, qui avait déshonoré les beaux jours de la Grèce, savante et libre.

Les serfs de la glèbe cultivaient les terres des vainqueurs. Cette classe opprimée fournissait pour leurs maisons des domestiques, dont la dépendance suffisait à leur orgueil et à leurs caprices. Ils cherchaient donc dans la guerre, non des esclaves, mais des terres et des colons.

D'ailleurs, les esclaves qu'ils trouvaient dans les contrées envahies par eux étaient en grande partie, ou des prisonniers faits sur quelqu'une des tribus de la nation victorieuse, ou les enfants de ces prisonniers. Un grand nombre, au moment de la conquête, avaient fui, ou s'étaient joints à l'armée des conquérants.

Enfin, les principes de fraternité générale, qui faisaient partie de la morale chrétienne, condamnaient l'esclavage ; et les prêtres, n'ayant aucun intérêt politique à contredire sur ce point des maximes qui honoraient leur cause, aidèrent par leurs discours à une destruction que les événements et les moeurs devaient nécessairement amener.

Ce changement a été le germe d'une révolution dans les destinées de l'espèce humaine ; elle lui doit d'avoir pu connaître la véritable liberté. Mais ce changement [92] n'eut d'abord qu'une influence presque insensible sur le sort des individus. On se ferait une fausse idée de la servitude chez les anciens, si on la comparait à celle de nos noirs. Les spartiates, les grands de Rome, les satrapes de l'Orient, furent à la vérité des maîtres barbares. L'avarice déployait toute sa cruauté dans les travaux des mines ; mais, presque partout, l'intérêt avait adouci l'esclavage dans les familles particulières. L'impunité des violences commises contre le serf de la glèbe était plus grande encore, puisque la loi elle-même en avait fixé le prix. La dépendance était presque égale, sans être compensée par autant de soins et de secours. L'humiliation était moins continue ; mais l'orgueil avait plus d'arrogance. L'esclave était un homme condamné par le hasard à un état auquel le sort de la guerre pouvait un jour exposer son maître. Le serf était un individu d'une classe inférieure et dégradée.

C'est donc principalement dans ces conséquences éloignées, que nous devons considérer cette destruction de l'esclavage domestique.

Toutes ces nations barbares avaient à peu près la même constitution ; un chef commun appelé roi qui, avec un conseil, prononçait des jugements et donnait les décisions qu'il eût été dangereux de retarder ; une assemblée de chefs particuliers qui était consultée sur toutes les résolutions un peu importantes ; enfin, une assemblée du peuple, où se prenaient les délibérations qui intéressaient le peuple entier. Les différences les plus essentielles étaient dans le plus ou moins d'autorité de ces trois pouvoirs, qui n'étaient pas distingués par la nature de leurs fonctions, mais par celle des affaires, et surtout de l'intérêt que la masse des citoyens y avait attaché.

[93] Chez ces peuples agriculteurs, et surtout chez ceux qui avaient déjà formé un premier établissement sur un territoire étranger, ces constitutions avaient pris une forme plus régulière, plus solide, que chez les peuples pasteurs. D'ailleurs, la nation y était dispersée et non réunie dans des camps plus ou moins nombreux. Ainsi, le roi n'eut point auprès de lui une armée toujours rassemblée ; et le despotisme ne put y suivre presque immédiatement la conquête, comme dans les révolutions de l'Asie.

La nation victorieuse ne fut donc point asservie. En même temps, ces conquérants conservèrent des villes, mais sans les habiter eux-mêmes. N'étant point contenues par une force armée, puisqu'il n'en existait point de permanente, ces villes acquirent une sorte de puissance ; et ce fut un point d'appui pour la liberté de la nation vaincue.

L'Italie fut souvent envahie par les barbares ; mais ils ne purent y former d'établissements durables, parce que ses richesses excitaient sans cesse l'avarice de nouveaux vainqueurs, et que les Grecs conservèrent longtemps l'espérance de la réunir à leur empire. Jamais elle ne fut asservie par aucun peuple, ni tout entière, ni d'une manière durable. La langue latine, qui était la langue unique du peuple, s'y corrompit plus lentement ; l'ignorance n'y fut pas aussi complète, ni la superstition aussi stupide que dans le reste de l'Occident.

Rome, qui ne reconnut de maîtres que pour en changer, conservait une sorte d'indépendance. Elle était la résidence du chef de la religion. Ainsi, tandis que, dans l'Orient, soumis à un seul prince, le clergé, tantôt gouvernant les empereurs, tantôt conspirant [94] contre eux, soutenait le despotisme, même en combattant le despote, et aimait mieux se servir de tout le pouvoir d'un maître absolu que de lui en disputer une partie, on vit, au contraire, dans l'Occident, les prêtres, réunis sous un chef commun, élever une puissance rivale de celle des rois, et former dans ces états divisés une sorte de monarchie unique et indépendante.

Nous montrerons cette ville dominatrice essayant sur l'univers les chaînes d'une nouvelle tyrannie ; ses pontifes subjuguant l'ignorante crédulité par des actes grossièrement forgés ; mêlant la religion à toutes les transactions de la vie civile, pour s'en jouer au gré de leur avarice ou de leur orgueil ; punissant d'un anathème terrible, pour la foi des peuples, la moindre opposition à leurs lois, la moindre résistance à leurs prétentions insensées ; ayant dans tous les états une armée de moines, toujours prêts à exalter par leurs impostures les terreurs superstitieuses, afin de soulever plus puissamment le fanatisme ; privant les nations de leur culte et des cérémonies sur lesquelles s'appuyaient leurs espérances religieuses, pour les exciter à la guerre civile ; troublant tout pour tout dominer ; ordonnant au nom de Dieu la trahison et le parjure, l'assassinat et le parricide ; faisant tour à tour, des rois et des guerriers, les instruments et les victimes de leurs vengeances ; disposant de la force, mais ne la possédant jamais ; terribles à leurs ennemis, mais tremblants devant leurs propres défenseurs ; tout-puissants aux extrémités de l'Europe, mais impunément outragés au pied même de leurs autels ; ayant bien trouvé dans le ciel le point d'appui du levier qui devait remuer le monde, mais n'ayant pas su trouver sur la terre de régulateur qui pût, à leur gré, en diriger et en conserver l'action ; [95] élevant enfin, mais sur des pieds d'argile, un colosse qui, après avoir opprimé l'Europe, devait encore la fatiguer longtemps du poids de ses débris.

La conquête avait soumis l'Occident à une anarchie tumultueuse, dans laquelle le peuple gémissait sous la triple tyrannie des rois, des chefs guerriers et des prêtres : mais cette anarchie portait dans son sein des germes de liberté. On doit comprendre dans cette portion de l'Europe, les pays où les Romains n'avaient point pénétré. Entraînés dans le mouvement général, conquérants et conquis tour à tour, ayant la même origine, les mêmes moeurs que les conquérants de l'empire, ces peuples se confondirent avec eux dans une masse commune. Leur état politique dut éprouver les mêmes changements et suivre une marche semblable.

Nous tracerons le tableau des révolutions de cette anarchie féodale, nom qui sert à la caractériser.

La législation y fut incohérente et barbare. Si l'on y trouve souvent des lois douces, cette humanité apparente n'était qu'une dangereuse impunité. On y observe cependant quelques institutions précieuses ; elles ne consacrent, à la vérité, que les droits des classes opprimantes, elles étaient par là un outrage de plus à ceux des hommes ; mais du moins elles conservaient quelque faible idée de nos droits, et devaient un jour servir de guide pour les reconnaître et les rétablir.

Cette législation présentait deux usages singuliers qui caractérisent et l'enfance des nations et l'ignorance des siècles grossiers. Un coupable pouvait se racheter de la peine pour une somme d'argent fixée par la loi, qui appréciait la vie des hommes suivant leur dignité ou leur naissance. Les [96] crimes n'étaient pas regardés comme une atteinte à la sûreté, aux droits des citoyens, que la crainte du supplice devait prévenir, mais comme un outrage fait à un individu, que lui-même ou sa famille avaient droit de venger, et dont la loi leur offrait une réparation plus utile. On avait si peu d'idée des preuves par lesquelles la réalité d'un fait peut être établie, qu'on trouva plus simple de demander au ciel un miracle toutes les fois qu'il s'agissait de distinguer le crime d'avec l'innocence ; et le succès d'une épreuve superstitieuse ou le sort d'un combat furent regardés comme les moyens les plus sûrs de découvrir et de reconnaître la vérité.

Chez des hommes qui confondaient l'indépendance et la liberté, les querelles entre ceux qui dominaient sur une portion même très petite du territoire, devaient dégénérer en guerres privées ; et ces guerres se faisant de canton à canton, de village à village, livraient habituellement la surface entière de chaque pays à toutes ces horreurs, qui du moins ne sont que passagères dans les grandes invasions, et qui, dans les guerres générales, ne désolent que les frontières.

Toutes les fois que la tyrannie s'efforce de soumettre la masse d'un peuple à la volonté d'une de ses portions, elle compte parmi ses moyens les préjugés et l'ignorance de ses victimes ; elle cherche à compenser par la réunion, par l'activité d'une force moindre, cette supériorité de force réelle qui semble ne pouvoir cesser d'appartenir au plus grand nombre. Mais le dernier terme de ses espérances, celui auquel elle peut rarement atteindre, c'est d'établir entre les maîtres et les esclaves une différence réelle, qui en quelque sorte rende la nature elle-même complice de l'inégalité politique.

Tel fut, dans les temps reculés, l'art des prêtres [97] orientaux, lorsqu'on les voyait, à la fois, rois, pontifes, juges, astronomes, arpenteurs, artistes et médecins. Mais ce qu'ils durent à la possession exclusive des facultés intellectuelles, les tyrans grossiers de nos faibles ancêtres l'obtinrent par leurs institutions et par leurs habitudes guerrières. Couverts d'armes impénétrables, ne combattant que sur des chevaux invulnérables, comme eux, ne pouvant acquérir la force et l'adresse nécessaires pour dresser et conduire leurs chevaux, pour supporter et manier leurs armes, que par un long et pénible apprentissage, ils pouvaient opprimer avec impunité, et tuer sans péril l'homme du peuple, qui n'était pas assez riche pour se procurer ces armures coûteuses, et dont la jeunesse, consumée par des travaux utiles, n'avait pu être consacrée aux exercices militaires.

Ainsi la tyrannie du petit nombre avait acquis, par l'usage de cette manière de combattre, une supériorité réelle de force, qui devait prévenir toute idée de résistance, et rendre longtemps inutiles les efforts mêmes du désespoir : ainsi, l'égalité de la nature avait disparu devant cette inégalité factice des forces physiques.

La morale, enseignée par les prêtres seuls, renfermait ces principes universels qu'aucune secte n'a méconnus ; mais elle créait une foule de devoirs purement religieux, de péchés imaginaires. Ces devoirs étaient plus fortement recommandés que ceux de la nature ; et des actions indifférentes, légitimes, souvent même vertueuses, étaient plus sévèrement reprochées et punies que des crimes réels. Cependant, un moment de repentir, consacré par l'absolution d'un prêtre, ouvrait le ciel aux scélérats ; des dons qui flattaient l'avarice, et quelques pratiques qui flattaient l'orgueil de l'église, suffisaient [98] pour expier une vie chargée de crimes. On alla même jusqu'à former un tarif de ces absolutions. On comprenait avec soin parmi ces péchés, depuis les faiblesses les plus innocentes de l'amour, depuis les simples désirs, jusqu'aux raffinements et aux excès de la débauche la plus crapuleuse. On savait que presque personne ne pouvait échapper à cette censure ; et c'était une des branches les plus productives du commerce sacerdotal. On imagina jusqu'à un enfer d'une durée limitée, que les prêtres avaient le pouvoir d'abréger, dont ils pouvaient même dispenser ; et ils faisaient acheter cette grâce, d'abord aux vivants, ensuite aux parents, aux amis des morts. Ils vendaient des arpents dans le ciel pour un nombre égal d'arpents terrestres ; et ils avaient la modestie de ne pas exiger de retour.

Les moeurs de ces temps malheureux furent dignes d'un système si profondément corrupteur.

Les progrès de ce même système ; des moines tantôt inventant d'anciens miracles, tantôt en fabriquant de nouveaux, et nourrissant de fables et de prodiges l'ignorante stupidité du peuple, qu'ils trompaient pour le dépouiller ; des docteurs employant tout ce qu'ils avaient d'imagination, pour enrichir leur croyance de quelque absurdité nouvelle, et renchérir, en quelque sorte, sur celles qui leur avaient été transmises ; des prêtres forçant les princes à livrer aux flammes, et les hommes qui osaient, ou douter d'un seul de leurs dogmes, ou entrevoir leurs impostures, ou s'indigner de leurs crimes, et ceux qui s'écartaient un moment d'une aveugle obéissance ; enfin, jusqu'aux théologiens eux-mêmes, quand ils se permettaient de rêver autrement que des chefs plus accrédités dans l'église... tels sont, dans cette époque, les seuls traits que les moeurs de la partie [99] occidentale de l'Europe puissent fournir au tableau de l'espèce humaine.

Dans l'Orient, réuni sous un seul despote, nous verrons une décadence plus lente suivre l'affaiblissement graduel de l'empire ; l'ignorance et la corruption de chaque siècle l'emporter de quelques degrés sur l'ignorance et la corruption du siècle précédent ; tandis que les richesses diminuaient, que les frontières se rapprochaient de la capitale, que les révolutions étaient plus fréquentes, que la tyrannie était plus lâche et plus cruelle.

En suivant l'histoire de cet empire, en lisant les livres que chaque âge a produits, cette correspondance frappera les yeux les moins exercés et les moins attentifs.

Dans l'Orient, le peuple se livrait davantage aux querelles théologiques : elles y occupent une place plus grande dans l'histoire, y influent davantage sur les événements politiques ; les rêveries s'y montrent avec une subtilité que l'Occident jaloux ne pouvait encore atteindre. L'intolérance religieuse y est aussi oppressive, mais moins féroce.

Cependant, les ouvrages de Photius annoncent que le goût des études raisonnables n'était point éteint. Quelques empereurs, des princes, des princesses même, ne se bornèrent point à l'honneur de briller dans les disputes théologiques, et daignèrent cultiver les lettres humaines.

La législation romaine n'y fut altérée que lentement, par ce mélange de mauvaises lois que l'avidité et la tyrannie dictaient aux empereurs, ou que la superstition arrachait à leur faiblesse. La langue grecque perdit de sa pureté, de son caractère ; mais elle conserva [100] sa richesse, ses formes, sa grammaire ; et les habitants de Constantinople pouvaient encore lire Homère et Sophocle, Thucydide et Platon. Anthémius exposait la construction des miroirs d'Archimède, que Proclus employait avec succès à la défense de la capitale. à la chute de l'empire, Constantinople renfermait quelques hommes qui se réfugièrent en Italie, et dont les connaissances y furent utiles au progrès des lumières. Ainsi, à cette époque même, l'Orient n'avait pas atteint le dernier terme de la barbarie : mais aussi rien n'y présentait l'espoir d'une restauration. Il devint la proie des barbares ; ces faibles restes disparurent : et l'ancien génie de la Grèce y attend encore un libérateur.

Aux extrémités de l'Asie, et sur les confins de l'Afrique, existait un peuple qui, par sa position et son courage, avait échappé aux conquêtes des perses, d'Alexandre et des Romains. De ces nombreuses tribus, les unes devaient leur subsistance à l'agriculture ; les autres avaient conservé la vie pastorale : toutes se livraient au commerce, et quelques-unes au brigandage. Réunies par une même origine, par un même langage, par quelques habitudes religieuses, elles formaient une grande nation, dont cependant aucun lien politique n'unissait les portions diverses. Tout à coup s'éleva au milieu d'elles un homme doué d'un ardent enthousiasme et d'une politique profonde, né avec les talents d'un poète et ceux d'un guerrier. Il conçoit le hardi projet de réunir en un seul corps les tribus arabes, et il a le courage de l'exécuter. Pour donner un chef à une nation jusqu'alors indomptée, il commence par élever sur les débris de l'ancien culte une religion plus épurée. Législateur, prophète, pontife, juge, général d'armée, [101] tous les moyens de subjuguer les hommes sont entre ses mains, et il sait les employer avec adresse, mais avec grandeur.

Il débite un ramas de fables qu'il dit avoir reçues du ciel ; mais il gagne des batailles. La prière et les plaisirs de l'amour partagent ses moments. Après avoir joui vingt ans d'un pouvoir sans bornes, dont il n'existe point d'autre exemple, il déclare que, s'il a commis une injustice, il est prêt à la réparer. Tout se tait : une seule femme ose réclamer une petite somme de monnaie. Il meurt, et l'enthousiasme qu'il a communiqué à son peuple va changer la face des trois parties du monde.

Les moeurs des arabes avaient de l'élévation et de la douceur ; ils aimaient et cultivaient la poésie ; et lorsqu'ils régnèrent sur les plus belles contrées de l'Asie, lorsque le temps eut calmé la fièvre du fanatisme religieux, le goût des lettres et des sciences vint se mêler à leur zèle pour la propagation de la foi, et tempérer leur ardeur pour les conquêtes.

Ils étudièrent Aristote, dont ils traduisirent les ouvrages. Ils cultivèrent l'astronomie, l'optique, toutes les parties de la médecine, et enrichirent ces sciences de quelques vérités nouvelles. On leur doit d'avoir généralisé l'usage de l'algèbre, borné chez les Grecs à une seule classe de questions. Si la recherche chimérique du secret de transformer les métaux, et d'un breuvage d'immortalité, souilla leurs travaux dans la chimie, ils furent les restaurateurs, ou plutôt les inventeurs de cette science, jusqu'alors confondue avec la pharmacie ou avec l'étude des procédés des arts. C'est chez eux que la chimie paraît, pour la première fois, comme analyse des corps dont elle fait connaître les éléments, comme [102] théorie de leurs combinaisons, et des lois auxquelles ces combinaisons sont assujetties.

Les sciences y étaient libres, et les arabes durent à cette liberté d'avoir pu ressusciter quelques étincelles du génie des Grecs ; mais ils étaient soumis à un despotisme consacré par la religion. Aussi, cette lumière ne brilla-t-elle quelques moments que pour faire place aux plus épaisses ténèbres ; et ces travaux des arabes auraient été perdus pour le genre humain, s'ils n'avaient pas servi à préparer cette restauration plus durable, dont l'Occident va nous offrir le tableau.

L'on vit donc, pour la seconde fois, le génie abandonner les peuples qu'il avait éclairés ; et c'est encore devant la tyrannie et la superstition qu'il est forcé de disparaître. Né dans la Grèce, à côté de la liberté, il n'a pu ni en arrêter la chute, ni défendre la raison contre les préjugés des peuples, déjà dégradés par l'esclavage. Né chez les arabes, dans le sein du despotisme, et près du berceau d'une religion fanatique, il n'a été, comme le caractère généreux et brillant de ce peuple, qu'une exception passagère aux lois générales de la nature, qui condamnent à la bassesse et à l'ignorance les nations asservies et superstitieuses.

Ainsi, ce second exemple ne doit pas nous effrayer sur l'avenir ; mais seulement il avertit nos contemporains de ne rien négliger pour conserver, pour augmenter les lumières, s'ils veulent devenir ou demeurer libres ; et de maintenir leur liberté, s'ils ne veulent pas perdre les avantages que les lumières leur ont procurés.

Je joindrai à l'histoire des travaux des arabes, celle de l'élévation rapide et de la chute précipitée de cette nation, qui, après avoir régné des bords de l'océan Atlantique [103] aux rives de l'Indus, chassée par les barbares de la plus grande partie de ses conquêtes, n'ayant conservé les autres que pour y présenter le spectacle hideux d'un peuple dégénéré jusqu'au dernier terme de la servitude, de la corruption, de la misère, occupe encore son ancienne patrie, y a conservé ses moeurs, son esprit, son caractère, et a su y reconquérir, y défendre son ancienne indépendance.

J'exposerai comment la religion de Mahomet, la plus simple dans ses dogmes, la moins absurde dans ses pratiques, la plus tolérante dans ses principes, semble condamner à un esclavage éternel, à une incurable stupidité, toute cette vaste portion de la terre où elle a étendu son empire ; tandis que nous allons voir briller le génie des sciences et de la liberté sous les superstitions les plus absurdes, au milieu de la plus barbare intolérance. La Chine nous offre le même phénomène, quoique les effets de ce poison abrutissant y aient été moins funestes.


[Condo., garde] [Condo., biog.] [Condo., bib.] [Esq. Table] [Esq. Avt-Prop.] [Esq. 1e ép.]
[Esq. 2e ép.] [Esq. 3e ép.] [Esq. 4e ép.] [Esq. 6e ép.] [Esq. 7e ép.] [Esq. 8e ép.]
[Esq. 9e ép.] [Esq. 10e ép.]