E S S A I

SUR LA NATURE

DU

COMMERCE EN GÉNÉRAL

SECONDE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Du Troc

On a essaïé de prouver, dans la Partie précédente, que la valeur réelle de toutes les choses à l'usage des Hommes, est leur proportion à la quantité de [152] terre emploïée pour leur production & pour l'entretien de ceux qui leur ont donné la forme. Dans cette seconde Partie, après avoir fait une recapitulation des différens dégrés de bonté de la terre dans plusieurs Contrées, & des diverses especes de denrées qu'elle peut produire avec plus d'abondance selon sa qualité intrinseque, & après avoir supposé l'établissement des Bourgs & de leurs Marchés pour la facilité de la vente de ces denrées, on démontrera, par la comparaison des échanges qui se pourroient faire, en vin contre du drap, en blé contre des souliers, des chapeaux, &c., & par la difficulté que causeroit le transport de ces différentes denrées ou marchandises, l'impossibilité qu'il y avoit à statuer leur valeur intrinseque respective, & la nécessité absolue où les Hommes [153] se sont trouvés de chercher un être de facile transport, non corruptible, & qui put avoir dans son poids une proportion, ou une valeur, égale aux différentes denrées & aux marchandises, tant nécessaires que commodes. De-là est venu le choix de l'Or & de l'Argent pour le gros commerce, & du cuivre pour le bas trafic.

Ces métaux sont non-seulement durables, de facile transport, mais encore correspondent à un grand emploi de superficie de terre pour leur production; ce qui leur donne la valeur réelle qu'on cherchoit, pour avoir un équivalent.

M. Locke, qui ne s'est attaché qu'aux prix des Marchés, comme tous les autres Ecrivains Anglois qui ont travaillé sur cette matiere, établit que la valeur de toutes choses est proportionnée à leur abondance ou à leur ra[154]reté, & à l'abondance ou à la rareté de l'argent contre lequel on les échange. On sait en général que le prix des denrées & des Marchandises a été augmenté en Europe, depuis qu'on y a apporté des Indes occidentales, une si grande quantité d'argent.

Mais j'estime qu'il ne faut pas croire en général que le prix des choses au Marché doive être proportionné à leur quantité & à celle de l'argent qui circule actuellement dans le lieu, parceque les denrées & les marchandises, qu'on transporte pour être vendues ailleurs, n'influent pas sur le prix de celles qui restent. Par exemple, si dans un Bourg où il y a deux fois plus de blé qu'on n'y en consume, on comparoit cette quantité entiere à la quantité d'argent, le blé seroit plus abondant à proportion, que l'argent qu'on destine à l'acheter; cependant le prix du marché se [155 ] soutiendra, tout de même que s'il n'y avoit que la moitié de cette quantité de blé, parceque l'autre moitié peut, & même doit, être envoïée dans la Ville, & que les frais de voiture se trouveront dans le prix de la Ville, qui est toujours plus haut à proportion que celui du Bourg. Mais, hors le cas de l'esperance de vendre à un autre Marché, j'estime que l'idée de M. Locke est juste dans le sens du Chapitre suivant & non autrement.

CHAPITRE II

Des prix des Marchés

Supposons les Bouchers d'un côté & les Acheteurs de l'autre. Le prix de la viande se déterminera après quelques altercations; & une livre de Bœuf sera à-peu-près en valeur à une piece [156] d'argent, comme tout le Bœuf, qu'on expose en vente au Marché, est à tout l'argent qu'on y apporte pour acheter du Bœuf.

Cette proportion se regle par l'altercation. Le Boucher soutient son prix sur le nombre d'acheteurs qu'il voit; les Acheteurs, de leur côté, offrent moins selon qu'ils croient que le Boucher aura moins de débit: le prix reglé par quelquesuns est ordinairement suivi par les autres. Les uns sont plus habiles à faire valoir leur marchandise, les autres plus adroits à la décréditer. Quoique cette méthode de fixer les prix des choses au Marché n'ait aucun fondement juste ou géométrique, puisqu'elle dépend souvent de l'empressement ou de la facilité d'un petit nombre d'Acheteurs, ou de Vendeurs; cependant il n'y a pas d'apparence qu'on puisse y parvenir par aucune autre [157 ] voie plus convenable. Il est constant que la quantité des denrées ou des marchandises mises en vente, proportionnée à la demande ou à la quantité des Acheteurs, est la base sur laquelle on fixe, ou sur laquelle on croit toujours fixer, les prix actuels des Marchés; & qu'en général, ces prix ne s'écartent pas beaucoup de la valeur intrinseque.

Autre supposition. Plusieurs Maîtres d'hôtels ont reçu l'ordre, dans la premiere saison, d'acheter des Pois verds. Un Maître a ordonné l'achat de dix litrons pour 60 liv. un autre de dix litrons pour 50 liv. un troisieme en demande dix pour 40 1. & un quatrieme dix pour 30 l. Afin que ces ordres puissent être exécutés, il faudroit qu'il y eut au Marché quarante litrons de pois verds. Supposons qu'il ne s'y en trouve que vingt: les Vendeurs voïant beaucoup d'Ache[158]teurs soutiendront leur prix, & les Acheteurs monteront jusqu'à celui qui leur est prescrit; de sorte que ceux qui offrent 60 liv. pour dix litrons seront les premiers servis. Les Vendeurs, voïant ensuite que personne ne veut monter audessus de 50 liv. lâcheront les dix autres litrons à ce prix, mais ceux qui avoient ordre de ne pas excéder 40 & 30 livres s'en retourneront sans rien emporter.

Si au lieu de quarante litrons, il s'en trouve quatre cens, nonseulement les Maîtres d'hôtels auront les pois verds beaucoup audessous des sommes qui leur étaient prescrites, mais les Vendeurs, pour être préférés les uns aux autres par le petit nombre d'acheteurs, baisseront leurs pois verds, àpeuprès à leur valeur intrinseque, & dans ce cas plusieurs Maîtres d'hôtels qui n'avoient point d'ordre en acheteront.

[159] Il arrive souvent que les Vendeurs, en voulant trop soutenir leur prix au Marché, manquent l'occasion de vendre avantageusement leurs denrées, ou leurs marchandises, & qu'ils y perdent. Il arrive aussi qu'en soutenant ces prix ils pourront souvent vendre plus avantageusement un autre jour.

Les Marchés éloignés peuvent toujours influer sur les prix du Marché où l'on est: si le blé est extrêmement cher en France, il haussera en Angleterre & dans les autres Païs voisins

CHAPITRE III

De la circulation de l'Argent

C'est une idée commune en Angleterre qu'un Fermier doit faire trois rentes. 1°. la rente principale & veritable qu'il paie [160] au Propriétaire, & qu'on suppose égale en valeur au produit du tiers de sa Ferme; une seconde rente pour son entretien & celui des Hommes & des Chevaux dont il se sert pour cultiver sa Ferme, & enfin une troisieme rente qui doit lui demeurer, pour faire profiter son entreprise.

On a généralement la même idée dans les autres États de l'Europe; quoique dans quelques États, comme dans le Milanez, le Fermier donne au Propriétaire la moitié du produit de sa terre au lieu du tiers; & que plusieurs Propriétaires dans tous les États, tâchent d'affermer leurs terres le plus haut qu'ils peuvent: mais lorsque cela se fait audessus du tiers du produit, les Fermiers sont ordinairement bien pauvres. Je ne doute pas que le Propriétaire Chinois ne retire de son Fermier plus des trois quarts du produit de sa terre.

[161] Cependant lorsqu'un Fermier a des fonds pour conduire l'entreprise de sa Ferme, le Propriétaire, qui lui donne sa Ferme pour le tiers du produit, sera sur de son paiement, & se trouvera mieux d'un tel marché, que s'il donnoit sa Ferme à un plus haut prix à un Fermier gueux, au hasard de perdre toute sa rente. Plus la Ferme sera grande & plus le Fermier sera à son aise. C'est ce qui se voit en Angleterre, où les Fermiers sont ordinairement plus aisés que dans les autres Païs où les Fermes sont petites.

La supposition donc que je suivrai dans cette recherche de la circulation de l'argent sera que les Fermiers font trois rentes, & même qu'ils dépensent la troisieme rente pour vivre plus commodement, au lieu de l'épargner. C'est en effet le cas du [162] plus grand nombre des Fermiers de tous les États.

Toutes les denrées de l'État, sortent, directement ou indirectement, des mains des Fermiers, aussibien que tous les matériaux dont on fait de la marchandise. C'est la terre qui produit toutes choses excepté le Poisson; encore fautil que les Pêcheurs qui prennent le poisson soient entretenus du produit de la terre.

Il faut donc considerer les trois rentes du Fermier, comme les principales sources, ou pour ainsi dire le premier mobile de la circulation dans l'État. La premiere rente doit être païée au Propriétaire, en argent comptant; pour la seconde & la troisieme rente il faut de l'argent comptant pour le fer, l'étaim, le cuivre, le sel, le sucre, les draps, & généralement pour toutes les marchandises de la Ville qui sont con[163]sumées à la Campagne; mais tout cela n'excede guere la sixieme partie du total, ou des trois Rentes. Pour ce qui est de la nourriture & de la boisson des Habitans de la Campagne, il ne faut pas nécessairement de l'argent comptant pour se la procurer.

Le Fermier peut brasser sa biere, ou faire son vin sans dépenser d'argent comptant, il peut faire son pain, tuer les Bœufs, les Moutons, les Cochons, &c. qu'on mange à la Campagne; il peut païer en blés, en viande & en boisson, la plûpart de ses Assistans, nonseulement Manœuvriers, mais encore Artisans de la Campagne, en évaluant ses denrées au prix du Marché le plus proche, & le travail au prix ordinaire du lieu

Les choses nécessaires à la vie sont la nourriture, le vêtement & le logement. On n'a pas be[164]soin d'argent comptant pour se procurer la nourriture à la Campagne, comme on vient de l'expliquer. Si on y fait du gros linge & de gros draps, si on y bâtit des Maisons, comme cela se pratique souvent, le travail de tout cela peut se païer en troc par évaluation, sans que l'argent comptant y soit nécessaire.

Le seul argent comptant qui est nécessaire à la Campagne, sera donc celui qu'il faut pour païer la rente principale du Propriétaire & les marchandises que la Campagne tire nécessairement de la Ville, telles que les couteaux, les cizeaux, les épingles, les aiguilles, les draps pour quelques Fermiers ou autres gens aisés, la batterie de cuisine, la vaisselle & généralement tout ce qu'on tire de la Ville.

J'ai déja remarqué qu'on estime que la moitié des Habitans d'un État demeure dans les [165] Villes, & par conséquent que ceux des Villes dépensent plus que la moitié du produit des terres. Il faut par conséquent de l'argent comptant, nonseulement pour la rente du Propriétaire, qui correspond au tiers du produit, mais aussi pour les marchandises de Ville, consommées à la Campagne, qui peuvent correspondre à quelque chose de plus qu'au sixieme du produit de la terre. Or un tiers & un sixieme font la moitié du produit: par conséquent il faut que l'argent comptant, qui circule à la Campagne, soit égal au moins à la moitié du produit de la terre, au moïen de quoi l'autre moitié quelque chose moins, peut se consommer à la Campagne, sans qu'il soit besoin d'argent comptant.

La circulation de cet argent se fait en ce que les Propriétaires dépensent en détail, dans la [166] Ville, les rentes que les Fermiers leur ont païées en gros articles, & que les Entrepreneurs des Villes, comme les Bouchers, les Boulangers, les Brasseurs, &c. ramassent peuàpeu ce même argent, pour acheter des Fermiers, en gros articles, les Bœufs, le blé, l'orge, &c. Ainsi toutes les grosses sommes d'argent sont distribuées par petites sommes, & toutes les petites sommes sont ensuite ramassées pour faire des paiemens de grosses sommes aux Fermiers, directement ou indirectement, & cet argent passe toujours en gage tant en gros qu'en détail.

Lorsque j'ai dit qu'il faut nécessairement pour la circulation de la Campagne, une quantité d'argent, souvent égale en valeur à la moitié du produit des terres, c'est la moindre quantité; & pour que la circulation de la Campagne se fasse avec facilité, je [167] supposerai que l'argent comptant qui doit conduire la circulation des trois rentes, est égal en valeur à deux de ces rentes, ou égal au produit des deux tiers de la terre. On verra par plusieurs circonstances dans la suite, que cette supposition n'est pas bien loin de la verité.

Supposons maintenant que l'argent qui conduit toute la circulation d'un petit État, est égal à dix mille onces d'argent, & que tous les paiemens qu'on fait de cet argent, de la Campagne à la Ville, & de la Ville à la Campagne, se font une fois l'an; que ces dix mille onces d'argent sont égales en valeur, à deux rentes des Fermiers, ou aux deux tiers du produit des terres. Les rentes des Propriétaires correspondront à cinq mille onces, & toute la circulation d'argent, qui restera entre les gens de la Campagne & ceux de la Ville, & qui [168] doit se faire par paiemens annuels, correspondra aussi à cinq mille onces.

Mais si les Propriétaires de terres stipulent avec leurs Fermiers les paiemens par semestre au lieu de paiemens annuels, & si les Débiteurs des deux dernieres rentes font aussi leur paiemens tous les six mois, ce changement dans les paiemens changera le train de la circulation: & au lieu qu'il fallait auparavant dix mille onces pour faire les paiemens une fois l'an, il ne faudra maintenant que cinq mille onces, parceque cinq mille onces païées en deux fois auront le même effet que dix mille onces païées en une seule fois.

De plus si les Propriétaires stipulent avec leurs Fermiers les paiemens par quartier, ou s'ils se contentent de recevoir de leurs Fermiers les Rentes à mesure que les quatre Saisons de l'année les [169] mettent en état de vendre leurs denrées, & si tous les autres paiemens se font par quartiers, il ne faudra que deux mille cinq cens onces pour la même circulation qui aurait conduite par dix mille onces en paiemens annuels. Par conséquent, supposant que tous les paiemens se fassent par quartiers dans le petit état en question, la proportion de la valeur de l'argent nécessaire pour la circulation est au produit annuel des terres, c'estàdire, aux trois rentes, comme 2500 liv. est à 15000 liv. ou comme 1 à 6, de telle sorte que l'argent correspondroit à la sixieme partie du produit annuel des terres.

Mais attendu que chaque branche de la circulation dans les Villes est conduite par des Entrepreneurs, que la consommation de la nourriture se fait par des paiemens journaliers, ou [170] par semaines ou par mois, & que celle du vêtement, quoique faite dans les Familles tous les ans, tous les six mois, ne laisse pas de se faire dans des tems différens par les uns & par les autres; que la circulation pour la boisson se fait journellement pour le plus grand nombre; que celle de la petite biere, des charbons & de mille autres branches de consommation est fort prompte; il sembleroit que la proportion que nous avons établie dans les paiemens par quartiers seroit trop forte, & qu'on pourroit conduire la circulation d'un produit de terre de quinze mille onces d'argent avec beaucoup moins que deux mille cinq cens onces d'argent comptant.

Cependant puisque les Fermiers sont dans la nécessité de faire de gros paiemens aux Propriétaires au moins tous les quartiers, & que les droits que le [171] Prince ou l'État perçoivent sur la consommation sont accumulés par les Receveurs pour faire de gros paiemens aux Receveurs généraux; il faut bien une quantité suffisante d'argent comptant dans la circulation pour que ces gros paiemens puissent se faire avec facilité, sans empêcher la circulation du courant pour ce qui regarde la nourriture & le vêtement des habitans.

On sentira bien par ce que je viens de dire, que la proportion de la quantité d'argent comptant nécessaire pour la circulation d'un État n'est pas une chose incompréhensible, & que cette quantité peut être plus grande ou plus petite dans les États, suivant le train qu'on y suit & la vîtesse des paiemens. Mais il est bien difficile de rien statuer de précis sur cette quantité en général, qui peut être différente à proportion dans différens Païs, [172] & ce n'est que par forme de conjecture que je dis en général, que "l'argent comptant, nécessaire pour conduire la circulation & le troc dans un État, est àpeuprès égal en valeur au tiers des rentes annuelles des Propriétaires de terres."

Que l'argent soit rare, ou abondant, dans un État, cette proportion ne variera pas beaucoup, parceque dans les États où l'argent est abondant on afferme les terres plus haut, & plus bas dans ceux où l'argent est plus rare: c'est une regle qui se trouvera toujours véritable dans tous les tems. Mais il arrive ordinairement, dans les États où l'argent est plus rare, qu'il y a plus de troc par évaluation, que dans ceux où l'argent est plus abondant, & par conséquent la circulation est censée plus prompte & moins retardée que dans les États où l'argent est moins [173] rare. Ainsi pour juger de la quantité de l'argent qui circule, il faut toujours considerer la vîtesse de sa circulation.

Dans la supposition que l'argent qui circule est égal au tiers de toutes les rentes des propriétaires des terres, & que ces rentes sont égales au tiers du produit annuel des mêmes terres, il s'ensuit que "l'argent qui circule dans un État est égal en valeur à la neuvieme partie de tout le produit annuel des terres."

Le Chevalier Guillaume Petty, dans un Manuscrit de l'année 1685, suppose souvent l'argent qui circule, égal en valeur au dixieme du produit des terres, sans dire pourquoi. Je crois que c'est un jugement qu'il forma sur l'expérience & sur la pratique qu'il avoit, tant de l'argent qui circuloit alors en Irlande, dont il avoit arpenté la plus grande par[174 ]tie des terres, que des denrées dont il faisoit une estimation à vue d'œil. Je ne me suis pas beaucoup éloigné de son idée; mais j'ai mieux aimé comparer la quantité d'argent qui circule, aux rentes des propriétaires, qui se paient ordinairement en argent, & dont on peut aisément savoir la valeur par une taxe égale sur les terres, que de comparer la quantité de l'argent aux denrées ou au produit des terres, dont le prix varie journellement aux Marchés, & dont même une grande partie se consomment sans passer par ces Marchés. Je donnerai, dans le Chapitre suivant, plusieurs raisons confirmées par des exemples, pour fortifier ma supposition. Cependant je la crois utile quand même elle ne se trouveroit pas physiquement vraie dans aucun État. Elle suffit si elle approche de la vérité, & si elle empêche les [175 ] Conducteurs des États de se former des idées extravagantes de la quantité d'argent qui y circule: car il n'est point de connoissance où l'on soit si sujet à s'abuser, que dans celle des calculs, lorsqu'on les laisse à la conduite de l'imagination; au lieu qu'il n'y a point de connoissance plus démonstrative, lorsqu'on les conduit par un détail de faits.

I1 y a des Villes & des États qui n'ont aucune terre qui leur appartiennent, & qui subsistent, en échangeant leur travail ou Manufacture contre le produit des terres d'autrui: telles sont Hambourg, Dantzick, plusieurs autres Villes impériales, & même une partie de la Hollande. Dans ces États il paroît plus difficile de former un jugement de la circulation. Mais si on pouvoit faire un jugement des terres Etrangeres qui fournissent leur subsistance, le calcul ne différe[176 ]roit pas probablement de celui que je fais pour les autres États qui subsistent principalement de leurs propres fonds, & qui sont l'objet de cet Essai.

A l'égard de l'argent comptant nécessaire pour conduire un commerce avec l'Etranger, il semble qu'il n'en faut pas d'autre que celui qui circule dans l'État, lorsque la balance du commerce avec l'Etranger est égale, c'est-àdire, lorsque les denrées & les marchandises qu'on y envoie sont égales en valeur à celles qu'on en reçoit.

Si la France envoie des draps en Hollande, & si elle en reçoit des épiceries, pour la même valeur, le propriétaire qui consomme ces épiceries en paie la valeur à l'Epicier, & l'Epicier paie cette même valeur au Manufacturier de draps, à qui la même valeur est due en Hollande pour le drap qu'il y a envoïé. [177] Cela se fait par Lettres de change dont j'expliquerai la nature dans la suite. Ces deux paiemens en argent se font en France hors la rente du propriétaire, & il ne sort pas pour cela aucun argent de France. Tous les autres ordres qui consomment les Epiceries d'Hollande les paient de même à l'Epicier; savoir, ceux qui subsistent de la premiere rente, c'està-dire, de celle du propriétaire, les paient de l'argent de la premiere rente, & ceux qui subsistent par les deux dernieres rentes, soit à la Campagne, soit à la Ville, paient l'Epicier directement ou indirectement de l'argent qui conduit la circulation des deux dernieres rentes. L'Epicier paie encore cet argent au Manufacturier pour ses Lettres de change sur Hollande; & il ne faut pas d'augmentation d'argent dans un État pour la circulation, par rapport au com[178]merce avec l'Etranger, lorsque la balance de ce commerce est égale. Mais si cette balance n'est pas égale, c'estàdire, si on vend en Hollande plus de marchandise qu'on n'en tire, ou si l'on en tire plus qu'on n'y en envoie, il faut de l'argent pour l'excédent, & que la Hollande en envoie en France, ou que la France en envoie en Hollande: ce qui augmentera, ou diminuera, la quantité d'argent sonnant qui circule en France.

I1 peut même arriver que lorsque la balance est égale avec l'Etranger, le commerce avec ce même Etranger retarde la circulation de l'argent comptant, & par conséquent demande une plus grande quantité d'argent par rapport à ce commerce.

Par exemple, si les Dames françoises, qui portent des étoffes de France, veulent porter des velours de Hollande, qui sont [179] compensés par les draps qu'on y envoie, elles paieront ces velours aux Marchands qui les ont tirés de Hollande, & ces Marchands les paieront aux Manufacturiers. Cela fait que l'argent passe par plus de mains, que si ces Dames portoient leur argent aux Manufacturiers, & se contentoient d'étoffes de France. Lorsque le même argent passe par les mains de plusieurs Entrepreneurs, la vîtesse de la circulation en est ralentie. Mais il est difficile de faire une estimation juste de ces sortes de retardemens, qui dépendent de plusieurs circonstances: car dans l'exemple présent, si les Dames ont paié aujourd'hui le velours au Marchand, & si demain le Marchand le paie au Manufacturier pour sa Lettre de change sur Hollande; si le Manufacturier le paie le lendemain au Marchand de laine, & celuici le jour d'après au Fer[180]mier, il se peut faire que le Fermier le gardera en caisse plus de deux mois pour achever le paiement du quartier de rente qu'il doit faire au propriétaire; & par conséquent cet argent auroit pû circuler deux mois entre les mains de cent Entrepreneurs, sans retarder dans le fond la circulation nécessaire de l'État.

Après tout, on doit considerer la rente principale du propriétaire, comme la branche la plus nécessaire & la plus considerable de l'argent par rapport à la circulation. Si le propriétaire demeure dans la Ville, & que le Fermier vende dans la même Ville toutes ses denrées, & y achete toutes les marchandises nécessaires pour la consommation de la Campagne, l'argent comptant peut toujours rester dans la Ville. Le Fermier y vendra les denrées qui excéderont la moitié du produit de sa ferme; il paiera dans la même [181] Ville l'argent du tiers de ce produit à son propriétaire, & il paiera le surplus aux Marchands ou Entrepreneurs, pour les marchandises qui doivent être consommées à la Campagne. Cependant dans ce cas même, comme le Fermier vend ses denrées par gros articles, & que ces grosses sommes doivent être ensuite distribuées dans le détail, & être de nouveau ramassées pour servir aux gros paiemens des Fermiers, la circulation rend toujours le même effet (à la vîtesse près) que si le Fermier emportoit l'argent de ses denrées à la Campagne, pour le renvoïer ensuite à la Ville.

La circulation consiste toujours en ce que les grosses sommes que le Fermier tire de la vente de ses denrées sont distribuées dans le détail, & ensuite ramassées pour faire de gros paiemens. Soit que cet argent sorte [182] en partie de la Ville ou qu'il y reste en entier, on peut le considerer comme faisant la circulation de la Ville & de la Campagne. Toute la circulation se fait entre les habitans de l'État, & tous ces habitans sont nourris & entretenus de toute façon du produit des terres & du crû de la campagne.

Il est vrai que la laine, par exemple, qu'on tire de la Campagne, lorsqu'on en fait du drap dans la Ville, vaut quatre fois plus qu'elle ne valoit. Mais cette augmentation de valeur, qui est le prix du travail des Ouvriers, & des Manufacturiers de la Ville, se change encore contre les denrées de la Campagne qui servent à entretenir ces Ouvriers.

[183] CHAPITRE IV

Autre réflexion sur la vîtesse ou la lenteur de la circulation

de l'argent, dans le troc

Supposons que le Fermier paie 1300 onces d'argent par quartier au propriétaire, que celuici en distribue en détail toutes les semaines 100 onces au Boulanger, au Boucher, &c., & que ces Entrepreneurs fassent retourner ces 100 onces toutes les semaines au Fermier, de maniere que le Fermier ramasse par semaine autant d'argent que le propriétaire en dépense. Dans cette supposition il n'y aura que 100 onces d'argent en circulation perpétuelle, & les autres 1200 onces demeureront en caisse, partie entre les mains du propriétaire, & partie entre les mains du Fermier.

[184] Mais il arrive rarement que les propriétaires répandent leurs rentes dans une proportion constante & reglée. A Londres, sitôt qu'un propriétaire reçoit sa rente, il en met la plus grande partie entre les mains d'un Orfévre, ou d'un Banquier, qui la prêtent à intérêt, par conséquent cette partie circule; ou bien ce propriétaire en emploie une bonne partie dans l'achat de plusieurs choses nécessaires au ménage; & avant qu'il puisse recevoir un second quartier, il empruntera peutêtre de l'argent. Ainsi l'argent de ce premier quartier circulera en mille manieres avant qu'il puisse être ramassé & remis entre les mains du Fermier, pour servir à faire le paiement du second quartier.

Lorsque le tems du paiement de ce second quartier sera venu, le Fermier vendra ses denrées par gros articles; & ceux qui [185] achetent les bœufs, les blés, les foins, &c., en auront auparavant ramassé le prix, dans le détail : ainsi l'argent du premier quartier aura circulé dans les canaux du détail pendant près de trois mois, avant que d'être ramassé par les Entrepreneurs du détail, & ceux-ci le donneront au Fermier, qui en fera le paiement du second quartier. Il sembleroit par-là qu'une moindre quantité d'argent comptant, que celle que nous avons supposée, pourroit suffire à la circulation d'un État.

Tous les trocs qui se font par évaluation ne demandent guere d'argent comptant. Si un Brasseur fournit à un Drapier la bierre qu'il consomme dans sa Famille; & si le Drapier fournit réciproquement au Brasseur les draps dont il a besoin, le tout au prix courant du Marché reglé le jour de la livraison, il ne faut d'autre [186] argent comptant, entre ces deux Commerçans, que la somme qui paiera la différence de ce que l'un a fourni de plus.

Si un Marchand, dans un Bourg, envoie à un correspondant dans la Ville des denrées de la Campagne pour vendre, & si celui-ci renvoie au premier les marchandises de la Ville dont on fait la consommation à la Campagne, la correspondance durant toute l'année entre ces deux Entrepreneurs, & la confiance mutuelle leur faisant porter en compte leurs denrées & leurs marchandises au prix des Marchés respectifs, il ne faudra d'autre argent réel pour conduire ce commerce, que la balance que l'un devra à l'autre à la fin de l'année; encore pourra-t-on porter cette balance à compte nouveau pour l'année suivante, sans débourser aucun argent effectif. Tous les Entre-[187] preneurs d'une Ville, qui ont continuellement affaire les uns aux autres peuvent pratiquer cette méthode; & ces trocs par évaluations semblent épargner beaucoup d'argent comptant dans la circulation, ou du moins en accélerer le mouvement, en le rendant inutile dans plusieurs mains où il devroit nécessairement passer sans cette confiance & cette maniere de troquer par évaluation. Aussi ce n'est pas sans raison, qu'on dit communément, la confiance dans le commerce rend l'argent moins rare.

Les Orfévres & les Banquiers publics, dont les billets passent couramment en paiement, comme l'argent comptant, contribuent aussi à la vîtesse de la circulation, qui seroit retardée s'il falloit de l'argent effectif dans tous les paiemens où l'on se contente de ces billets; & bien que ces Orfévres & Banquiers gar[188]dent toujours en caisse une bonne partie de l'argent effectif qu'ils ont reçu en faisant leurs billets, ils ne laissent pas de répandre aussi dans la circulation une quantité considerable de cet argent effectif, comme je l'expliquerai ci-après, en traitant des Banques publiques.

Toutes ces réflexions semblent prouver qu'on pourroit conduire la circulation d'un État, avec bien moins d'argent effectif, que celui que j'ai supposé nécessaire pour cela; mais les inductions suivantes paroissent les contrebalancer, & contribuer au retardement de cette même circulation.

Je remarquerai d'abord que toutes les denrées sont produites à la Campagne par un travail qui peut se conduire, absolument parlant, avec peu ou point d'argent effectif, comme je l'ai déja souvent insinué : mais toutes les [189] marchandises se font dans les Villes ou dans les Bourgs par un travail d'Ouvriers qu'il faut païer en argent effectif. Si une Maison a couté cent mille onces d'argent à bâtir, toute cette somme, ou au moins la plus grande partie, doit avoir été païée toutes les semaines dans le menu troc au Faiseur de briques, aux Maçons, aux Menuisiers, &c. directement ou indirectement. La dépense des petites Familles, qui dans une Ville font toujours le plus grand nombre, ne se fait nécessairement qu'avec de l'argent effectif; & dans ce bas troc le crédit, l'évaluation, & les billets ne peuvent avoir lieu. Les Marchands ou Entrepreneurs de détail demandent de l'argent comptant pour prix des choses qu'ils fournissent; ou s'ils se fient à quelque Famille pour quelques jours ou quelques mois, ils ont besoin d'un bon paiement en [190 ] argent. Un Sellier qui vend un carosse quatre cens onces d'argent en billets, sera dans la nécessité de convertir ces billets en argent effectif, pour païer tous les matériaux & tous les Ouvriers qui ont travaillé à son carosse s'il en a eu le travail à crédit, ou, s'il en a fait les avances, pour en faire un nouveau. La vente du carosse lui laissera le profit de son entreprise, & il dépensera ce profit à l'entretien de sa famille. Il ne pourroit se contenter de billets, qu'en cas qu'il pût mettre quelques choses de côté ou à intérêts.

La consommation des habitans d'un État n'est, dans un sens, uniquement que pour leur nourriture. Le logement, le vêtement, les meubles, &c. correspondent à la nourriture des Ouvriers qui y ont travaillé; & dans les Villes tout le boire & le manger ne se paie nécessaire[191]ment qu'avec de l'argent effectif. Dans les familles des propriétaires, en Ville, le manger se paie tous les jours ou toutes les semaines; le vin dans leurs familles se paie toutes les semaines ou tous les mois; les chapeaux, les bas, les souliers, &c. se paient ordinairement avec de l'argent effectif, au moins ils correspondent à de l'argent comptant par rapport aux Ouvriers qui y ont travaillé. Toutes les sommes qui servent à faire de gros paiemens sont divisées, distribuées & répandues nécessairement en petits paiemens, pour correspondre à la subsistance des Ouvriers, des Valets, &c., & toutes ces petites sommes sont aussi nécessairement ramassées & réunies par les bas Entrepreneurs & par les Détailleurs qui sont emploïés à la subsistance des habitans, pour faire de gros paiemens lorsqu'ils achetent les denrées des Fer[192]miers. Un Cabaretier à bierre ramasse par sols & par livres, les sommes qu'il paie au Brasseur, & celui-ci s'en sert pour païer tous les grains & les matériaux qu'il tire de la Campagne. On ne sauroit rien imaginer de ce qu'on achete à prix d'argent dans un État, comme meubles, marchandises, &c. dont la valeur ne corresponde à la subsistance de ceux qui y ont travaillé.

La circulation dans les Villes est conduite par des Entrepreneurs, & correspond toujours, directement ou indirectement, à la subsistance des Valets, des Ouvriers, &c. Il n'est pas concevable qu'elle puisse se faire dans le bas détail sans argent effectif. Les billets peuvent servir de jettons dans les gros paiemens pour quelque intervalle de tems; mais lorsqu'il faut distribuer & répandre les grosses sommes dans le troc du menu, [193] comme il en faut toujours plutôt ou plûtard dans le courant de la circulation d'une Ville, les billets n'y peuvent pas servir, & il faut de l'argent effectif.

Tout cela présupposé : tous les ordres d'un État, qui ont de l'œconomie, épargnent, & tiennent hors de la circulation, de petites sommes d'argent comptant, jusqu'à ce qu'ils en aient suffisamment pour les mettre à intérêts ou à profit.

Plusieurs gens avares & craintifs enterrent & reserrent toujours de l'argent effectif pendant des intervalles de tems assez considérables.

Plusieurs Propriétaires, Entrepreneurs, & autres, gardent toujours quelqu'argent comptant dans leurs poches ou dans leurs caisses, contre les cas imprévus, & pour n'être point à sec. Si un Seigneur a remarqué que pendant l'espace d'un an, il ne s'est [194] jamais vu moins de vingt louis dans sa poche, on peut dire que cette poche à tenu vingt louis hors de la circulation pendant l'année. On n'aime pas à dépenser jusqu'au dernier sou, on est bien aise de n'être pas dégarni tout-à-fait, & de recevoir un nouveau renfort avant que de païer, même une dette, de l'argent que l'on a.

Le Bien des Mineurs & des Plaideurs est souvent déposé en argent comptant, & retenu hors de la circulation.

Outre les gros paiemens qui passent par les mains des Fermiers dans les quatre termes de l'année, il s'en fait plusieurs autres, d'entrepreneurs à Entrepreneurs dans les mêmes termes, aussi bien que dans des tems différens, des Emprunteurs aux Prêteurs d'argent. Toutes ces sommes sont ramassées du troc du menu, y sont répandues de [195] nouveau, & reviennent tôt ou tard au Fermier; mais elles semblent demander un argent effectif plus considérable pour la circulation, que si ces gros paiemens se faisoient dans des tems différens de ceux auxquels les Fermiers sont païés de leurs denrées.

Au reste il y a une si grande variété dans les différens Ordres des habitans de l'État, & dans la circulation d'argent effectif qui y correspond, qu'il semble impossible de rien statuer de précis ou d'exact dans la proportion de l'argent qui suffit pour la circulation; & je n'ai produit tant d'exemples & d'inductions que pour faire comprendre que je ne me suis pas bien éloigné de la vérité dans ma supposition, "que l'argent effectif nécessaire à la circulation de l'État correspond à-peu-près à la valeur du tiers de toutes [196] les rentes annuelles des propriétaires de terres." Lorsque les Propriétaires ont une rente qui fait la moitié du produit, ou plus que le tiers, il faut d'avantage d'argent effectif pour la circulation, tout autres choses étant d'ailleurs égales. Lorsqu'il y a une grande confiance des Banques, & des trocs par évaluation, une moindre quantité d'argent pourroit suffire, de même que quand le train de la circulation peut être accéleré en quelqu'autre maniere. Mais je ferai voir dans la suite que les Banques publiques n'apportent pas tant d'avantages qu'on le croit communément.

[197] CHAPITRE V

De l'inégalité de la circulation de l'argent effectif,

dans un État

La Ville fournit toujours à la Campagne plusieurs marchandises, & les propriétaires de terres qui résident dans la Ville, y doivent toujours recevoir environ le tiers du produit de leurs terres : ainsi la Campagne doit à la Ville plus de la moitié du produit des terres. Cette dette passeroit toujours la moitié, si tous les propriétaires résidoient dans la Ville; mais comme plusieurs des moins considérables demeurent à la Campagne, je suppose que la balance, ou la dette, qui revient continuellement de la Campagne à la Ville, est égale à la moitié du produit [198] des terres, & que cette balance se paie dans la Ville par la moitié des denrées de la Campagne, qu'on y transporte, & dont le prix de la vente est emploïé à païer cette dette.

Mais toutes les Campagnes d'un État ou d'un Roïaume doivent une balance constante à la Capitale, tant pour les rentes des propriétaires les plus considérables qui y font leur résidence, que pour les taxes de l'État même, ou de la Couronne, dont la plus grande partie se consomment dans la Capitale. Toutes les Villes provinciales doivent aussi à la Capitale une balance constante, soit pour l'État, sur les Maisons ou sur la consommation, soit pour les marchandises différentes qu'elles tirent de la Capitale. Il arrive aussi que plusieurs particuliers & propriétaires, qui résident dans les Villes provinciales, vont passer quelques [199] tems dans la Capitale, soit pour leur plaisir, ou pour le jugement de leur Procès en dernier ressort, soit qu'ils y envoient leurs enfans pour leur donner une éducation à la mode. Par conséquent toutes ces dépenses, qui se font dans la Capitale, se tirent des Villes provinciales.

On peut donc dire que toutes les Campagnes & toutes les Villes d'un État doivent constamment & annuellement une balance, ou dette, à la Capitale. Or comme tout cela se paie en argent, il est certain que les Provinces doivent toujours des sommes considérables à la Capitale; car les denrées & marchandises que les Provinces envoient à la Capitale s'y vendent pour de l'argent, & de cet argent on paie la dette ou balance en question.

Supposons maintenant que la circulation de l'argent est égale dans les Provinces & dans la Ca[200]pitale, tant par rapport à la quantité de l'argent, que par rapport à la vîtesse de sa circulation. La balance sera d'abord envoïée à la Capitale en espece, & cela diminuera la quantité de l'argent dans les Provinces & l'augmentera dans la Capitale, & par conséquent les denrées & marchandises seront plus cheres dans la Capitale que dans les Provinces, par rapport à la plus grande abondance de l'argent dans la Capitale. La différence des prix dans la Capitale & dans les Provinces doit païer les frais & les risques des voitures, autrement on continuera de transporter les especes à la Capitale pour le paiement de la balance, & cela durera jusqu'à ce que la différence des prix dans la Capitale & dans les Provinces vienne à niveau des frais & des risques des voitures. Alors les Marchands ou Entrepreneurs des Bourgs ache[201]teront à bas prix les denrées des Villages, & les feront voiturer à la Capitale pour les y vendre à un plus haut prix; & cette différence des prix paiera nécessairement l'entretien des chevaux & des Valets, & le profit de l'Entrepreneur, sans quoi il cesseroit ses entreprises.

Il résultera de-là que le prix des denrées d'égale bonté sera toujours plus haut dans les Campagnes qui sont plus près de la Capitale, que dans celles qui en sont loin, à proportion des frais & risques des voitures; &que les Campagnes adjaçentes aux Mers & Rivieres qui communiquent avec la Capitale, tireront un meilleur prix de leurs denrées, à proportion, que celles qui en sont éloignées (tout autres choses restant égales), parceque les frais des voitures d'eau sont moins considérables que ceux des voitures par terre. D'un autre côté [202] les denrées & les petites marchandises qu'on ne peut pas consommer dans la Capitale, soit qu'elles n'y soient pas propres, soit qu'on ne les y puisse transporter à cause de leur volume, ou parcequ'elles se gâteroient en chemin, seront infiniment à meilleur marché dans les Campagnes & les Provinces éloignées, que dans la Capitale, par rapport à la quantité d'argent qui circule pour cela, qui est considérablement plus petite dans les Provinces éloignées.

C'est ainsi que les œufs frais, que le gibier, le beurre frais, le bois à brûler, &c. seront ordinairement beaucoup à meilleur marché dans les Provinces de Poitou, qu'à Paris; au lieu que le blés, les bœufs & les chevaux ne seront plus chers à Paris, que de la différence des frais & des risques de l'envoi & des entrées de la Ville.

[203] Il seroit aisé de faire une infinité d'inductions de même nature, pour justifier par l'expérience la nécessité d'une inégalité de la circulation d'argent dans les différentes Provinces d'un grand État ou Roïaume & démontrer que cette inégalité est toujours relative à la balance ou dette qui appartient à la Capitale.

Si nous supposons que la balance due à la Capitale aille au quart du produit des terres de toutes les Provinces de l'État, la meilleure disposition qu'on puisse faire des terres, ce seroit d'emploïer les Campagnes voisines de la Capitale dans les especes de denrées qu'on ne sauroit tirer des Provinces éloignées sans beaucoup de frais ou de déchet. C'est en effet ce qui se pratique toujours. Le prix des Marchés de la Capitale servant de regle aux Fermiers pour l'emploi des terres à tel ou tel usage, ils em[204]ploient les plus proches, lorsqu'elles s'y trouvent propres, en potagers, en prairies, &c.

Mais on devroit ériger dans les Provinces éloignées, autant qu'il seroit possible, les Manufactures de drap, de linge, de dentelles, &c.; & dans le voisinage des Mines de Charbon, ou des Forêts, qui sont inutiles par leur éloignement, celles des outils de fer, d'étaim, de cuivre, &c. Par ce moïen, on pourroit envoïer les marchandises toutes faites à la Capitale avec bien moins de frais de transport, que si l'on envoïoit & les matériaux pour les faire travailler dans la Capitale même, & la subsistance des ouvriers qui les y travailleroient. On épargneroit une infinité de chevaux & valets de voiture, qui seroient mieux emploïés pour le bien de l'État : les terres serviroient à maintenir sur les lieux des ouvriers & des artisans uti[205]les; & on retrancheroit une multitude de chevaux qui ne servent qu'à des voitures, sans nécessité. Ainsi les terres éloignées en rapporteroient des rentes plus considérables aux propriétaires, & l'inégalité de la circulation des Provinces & de la Capitale seroit mieux proportionnée & moins considérable.

Cependant, pour ériger ainsi des Manufactures, il faut non-seulement beaucoup d'encouragement & de fond, mais encore le moïen de s'assurer d'une consommation réguliere & constante, soit dans la Capitale même, soit dans quelques Païs étrangers, dont les retours puissent servir à la Capitale, pour faire les paiemens des marchandises qu'elle tire de ces Païs étrangers, ou pour les retours d'argent en nature.

Lorsqu'on érige ces Manufactures, on n'arrive pas d'abord [206] à la perfection. Si quelque autre Province en a, qui soient plus belles, à meilleur marché, ou dont le voisinage de la Capitale, ou la commodité d'une Mer ou d'une Riviere qui y communiquent, en facilite considérablement le transport, les Manufactures en question n'auront pas de réussite. Il faut examiner toutes ces circonstances dans l'érection des Manufactures. Je ne me suis pas proposé d'en traiter dans cet Essai, mais seulement d'insinuer qu'on devroit, autant qu'il se peut, ériger des Manufactures dans les Provinces éloignées de la Capitale, pour les rendre plus considérables &pour y produire une circulation d'argent moins inégale à proportion de celle de la Capitale.

Car lorsqu'une Province éloignée n'a point de Manufacture, & ne produit que des denrées ordinaires sans avoir communi[207]cation par eau avec la Capitale ou avec la Mer, il est étonnant combien l'argent y est rare, à proportion de celui qui circule dans la Capitale, & combien peu de revenus les plus belles terres produisent au Prince, & aux Propriétaires qui résident dans la Capitale.

Les vins de Provence & de Languedoc, envoïés au tour du Détroit de Gibraltar dans le Nord, par une navigation longue & pénible, & après avoir passé par les mains de plusieurs Entrepreneurs, rendent bien peu aux Propriétaires de Paris.

Cependant il faut nécessairement que ces Provinces éloignées envoient leurs denrées, malgré tous les désavantages des voitures & de l'éloignement, ou à la Capitale, ou ailleurs, soit dans l'État, soit dans les Païs étrangers, afin que les retours fassent le paiement de la balance due à [208] la Capitale. Au lieu que ces denrées seroient en grande partie consommées sur les lieux, si on avoit des ouvrages ou Manufactures pour païer cette balance, & en ce cas le nombre des habitans seroit bien plus considérable.

Lorsque la Province ne paie la balance que de ses denrées, qui produisent si peu dans la Capitale par rapport aux frais de l'éloignement, il est visible que le Propriétaire, qui réside dans la Capitale, donne le produit de beaucoup de terre dans sa Province, pour recevoir peu dans la Capitale. Cela provient de l'inégalité de l'argent; & cette inégalité vient de la balance constante que la Province doit à la Capitale.

Présentement, si un État ou un Roïaume, qui fournit d'ouvrages de ses Manufactures tous les Païs étrangers, fait tellement ce [209] commerce, qu'il tire tous les ans une balance constante d'argent de l'Etranger, la circulation y deviendra plus considérable que dans les Païs étrangers, l'argent y sera plus abondant & par conséquent la terre & le travail y deviendront insensiblement à plus haut prix. Cela fera que dans toutes les branches du commerce l'État en question échangera une plus petite quantité de terre & de travail avec l'Etranger, pour une plus grande, tant que ces circonstances dureront.

Que si quelque Etranger réside dans l'État en question, il sera à-peu-près dans la même situation & la même circonstance où est à Paris le Propriétaire qui a ses terres dans les Provinces éloignées.

La France, depuis l'érection en 1646 des Manufactures de draps, & des autres ouvrages qu'on y a faits ensuite, paroissoit [210] faire le commerce dont je viens de parler, au moins en partie. Depuis la décadence de la France, l'Angleterre s'en est mise en possession; & tous les États ne paroissent fleurissans que par la part plus ou moins qu'ils y ont. L'inégalité de la circulation d'argent dans les différens États en constitue l'inégalité de puissance comparativement, toutes choses étant égales; & cette inégalité de circulation est toujours respective à la balance du commerce qui revient de l'Etranger.

Il est aisé de juger par ce qui a été dit dans ce Chapitre, que l'estimation par les Taxes de la Dixme roïale, comme M. de Vauban l'a faite, ne sauroit être avantageuse ni pratiquable. Si on faisoit la taxe sur les terres en argent, à proportion des rentes des Propriétaires, cela seroit plus juste. Mais je ne dois pas m'écarter de mon sujet, pour fai[211]re voir les inconveniens & l'impossibilité du plan de M. de Vauban.

CHAPITRE VI

De l'augmentation & de la diminution de la quantité

d'argent effectif dans un État

Si l'on découvre des Mines d'or ou d'argent dans un État, & si l'on en tire des quantités considérables de matieres, le Propriétaire de ces Mines, les Entrepreneurs, & tous ceux qui y travaillent, ne manqueront pas d'augmenter leurs dépenses à proportion des richesses & des profits qu'ils feront : ils prêteront aussi à intérêt les sommes d'argent qu'ils ont au-delà de ce qu'il faut pour leur dépense.

Tout cet argent, tant prêté que dépensé, entrera dans la cir[212]culation, & ne manquera pas de rehausser le prix des denrées & des marchandises dans tous les canaux de circulation où il entrera. L'augmentation de l'argent entraînera une augmentation de dépense, & cette augmentation de dépense entraînera une augmentation des prix du Marché dans les plus hautes années du troc, & par degré dans les plus basses.

Tout le monde est d'accord que l'abondance de l'argent ou son augmentation dans le troc, enchérit le prix de toutes choses. La quantité d'argent qu'on a apportée de l'Amérique en Europe depuis deux siecles, justifie par experience cette vérité.

M. Locke pose comme une Maxime fondamentale que la quantité des denrées & des marchandises, proportionnée à la quantité de l'argent, sert de regle au prix du Marché. J'ai tâ[213]ché d'éclaircir son idée dans les Chapitres précédens : il a bien senti que l'abondance de l'argent enchérit toute chose, mais il n'a pas recherché comment cela se fait. La grande difficulté de cette recherche consiste à savoir par quelle voie &dans quelle proportion l'augmentation de l'argent hausse le prix des choses.

J'ai déja remarqué qu'une accélération, ou une plus grande vîtesse, dans la circulation de l'argent du troc, vaut autant qu'une augmentation d'argent effectif, jusqu'à un certain degré. J'ai aussi remarqué que l'augmentation ou la diminution des prix d'un Marché éloigné, soit dans l'État, soit chez l'Etranger, influe sur les prix actuels du Marché. D'un autre côté l'argent circule dans le détail, par un si grand nombre de canaux, qu'il semble impossible de ne pas le perdre de vue, attendu qu'aiant été amassé pour [214] faire de grosses sommes, il est distribué dans les petits ruisseaux du troc, & qu'ensuite il se retrouve accumulé peu-à-peu pour faire de gros paiemens. Pour ces opérations il faut constamment échanger les monnoies d'or, d'argent & de cuivre, suivant la diligence de ce troc. Il arrive aussi d'ordinaire qu'on ne s'apperçoit pas de l'augmentation ou de la diminution de l'argent effectif dans un État, parcequ'il s'écoule chez l'Etranger, ou qu'il est introduit dans l'État, par des voies & des proportions si insensibles, qu'il est impossible de savoir au juste la quantité qui entre dans l'État, ni celle qui en sort.

Cependant toutes ces opérations se passent sous nos yeux, & tout le monde y a part directement. Ainsi je crois pouvoir hasarder quelques réflexions sur cette matiere, encore que je ne [215] puisse pas en rendre compte, d'une maniere exacte & précise.

J'estime en général qu'une augmentation d'argent effectif cause dans un État une augmentation proportionnée de consommation, qui produit par degrés l'augmentation des prix.

Si l'augmentation de l'argent effectif vient des Mines d'or ou d'argent qui se trouvent dans un État, le Propriétaire de ces Mines, les Entrepreneurs, les Fondeurs, les Affineurs, & généralement tous ceux qui y travaillent, ne manqueront pas d'augmenter leurs dépenses à proportion de leurs gains. Ils consommeront dans leurs ménages plus de viande & plus de vin ou de bierre, qu'ils ne faisoient, ils s'accoutumeront à porter de meilleurs habits, de plus beau linge, à avoir des Maisons plus ornées, & d'autres commodités plus recherchées. Par conséquent ils [216] donneront de l'emploi à plusieurs Artisans qui n'avoient pas auparavant tant d'ouvrages, & qui par la même raison augmenteront aussi leur dépense; toute cette augmentation de dépense en viande, en vin, en laine, &c. diminue nécessairement la part des autres habitans de l'État qui ne participent pas d'abord aux richesses des Mines en question. Les altercations du Marché, ou la demande pour la viande, le vin, la laine, &c. étant plus forte qu'à l'ordinaire, ne manquera pas d'en hausser les prix. Ces hauts prix détermineront les Fermiers à emploïer d'avantage de terre pour les produire en une autre année : ces mêmes Fermiers profiteront de cette augmentation de prix, & augmenteront la dépense de leur Famille, comme les autres. Ceux donc, qui souffriront de cette cherté, & de l'augmentation de consom[217]mation, seront d'abord les Propriétaires des terres, pendant le terme de leurs Baux, puis leurs domestiques, & tous les ouvriers ou gens à gages fixes qui en entretiennent leur famille. Il faut que tous ceux-là diminuent leur dépense à proportion de la nouvelle consommation; ce qui en obligera un grand nombre à sortir de l'État pour chercher fortune ailleurs. Les Propriétaires en congédieront plusieurs, & il arrivera que les autres demanderont une augmentation de gages pour pouvoir subsister à leur ordinaire. Voilà à-peu-près comment une augmentation considérable d'argent par des Mines augmente la consommation; & en diminuant le nombre des habitans, entraîne une plus grande dépense parmi ceux qui restent.

Si l'on continue de tirer l'argent des Mines, les prix de tou[ 218]tes choses par cette abondance d'argent augmenteront à tel point, que non-seulement les Propriétaires des terres, à l'expiration de leurs Baux, augmenteront considérablement leurs Rentes, & se remettront dans leur ancien train de vivre, en augmentant à proportion les gages de ceux qui les servent; mais que les Artisans & les Ouvriers tiendront si haut leurs ouvrages qu'il y aura un profit considérable à les tirer de l'Etranger, qui les fait à bien meilleur marché. Cela déterminera naturellement plusieurs à faire venir dans l'État quantité de Manufactures d'ouvrages travaillés dans les Païs étrangers, où on les trouvera à grand marché : ce qui ruinera insensiblement les Artisans & Manufacturiers de l'État qui ne sauroient y subsister en travaillant à si bas prix, attendu la chertée.

[219] Lorsque la trop grande abondance de l'argent des Mines aura diminué les habitans d'un État, accoutumé ceux qui restent à une trop grande dépense, porté le produit de la terre & le travail des Ouvriers à des prix excessifs, ruiné les Manufactures de l'État, par l'usage que font de celles des païs étrangers les Propriétaires de terre & ceux qui travaillent aux Mines, l'argent du produit des Mines passera nécessairement chez l'Etranger pour païer ce qu'on en tire : ce qui appauvrira insensiblement cet État, & le rendra en quelque façon dépendant de l'Etranger auquel on est obligé d'envoïer annuellement l'argent, à mesure qu'on le tire des Mines. La grande circulation d'argent, qui au commencement étoit générale, cesse; la pauvreté & la misere suivent, & le travail des Mines paroît n'être que [220] pour le seul avantage de ceux qui y sont emploïés, & pour les Etrangers qui en profitent.

Voilà à-peu-près ce qui est arrivé à l'Espagne depuis la découverte des Indes. Pour ce qui est des Portugais, depuis la découverte des Mines d'or du Bresil, ils se sont presque toujours servis des ouvrages & des Manufactures des Etrangers; & il semble qu'ils ne travaillent aux Mines, que pour le compte & l'avantage de ces mêmes Etrangers. Tout l'or & l'argent que ces deux États tirent des Mines, ne leur en fournit pas plus dans la circulation, qu'aux autres. L'Angleterre & la France en ont même ordinairement davantage.

Maintenant si l'augmentation d'argent dans l'État provient d'une balance de commerce avec les Etrangers, (c'est-à-dire, en envoïant chez eux des ouvrages & des Manufactures en plus [221] grande valeur & quantité que ce qu'on en tire, & par conséquent en recevant le surplus en argent) cette augmentation annuelle d'argent enrichira un grand nombre de Marchands & d'entrepreneurs dans l'État, & donnera de l'emploi à quantité d'artisans & d'Ouvriers qui fournissent les ouvrages qu'on envoie chez l'Etranger d'où l'on tire cet argent. Cela augmentera par degrés la consommation de ces habitans industrieux, & enchérira les prix de la terre & du travail. Mais les Gens industrieux qui sont attentifs à amasser du bien n'augmenteront pas d'abord leur dépense; ils attendront jusqu'à ce qu'ils aient amassé une bonne somme, dont ils puissent tirer un intérêt certain, indépendamment de leur commerce. Lorsqu'un grand nombre d'habitans auront acquis des fortunes considérables, de [222] cet argent qui entre constamment & annuellement dans l'État, ils ne manqueront pas d'augmenter leurs consommations & d'encherir toutes choses. Quoique cette cherté les entraîne dans une plus grande dépense qu'ils ne s'étoient d'abord proposé de faire, ils ne laisseront pas pour la plûpart de continuer tant qu'il leur restera de capital; attendu que rien n'est plus aisé ni plus agréable que d'augmenter la dépense des familles, mais rien de plus difficile ni de plus désagréable que de la retrancher.

Si une balance annuelle & constante a causé dans un État une augmentation considérable d'argent, elle ne manquera pas d'augmenter la consommation, d'encherir le prix de toutes choses, & même de diminuer le nombre des habitans, à moins qu'on ne tire de l'Etranger une addi[223]tion de denrées à proportion de l'augmentation de consommation. D'ailleurs il est ordinaire dans les États qui ont acquis une abondance considérable d'argent de tirer beaucoup de choses des païs voisins où l'argent est rare, & où tout est par conséquent à grand marché : mais comme il faut envoïer de l'argent pour cela, la balance du commerce deviendra plus petite. Le bon marché de la terre & du travail dans les païs étrangers où l'argent est rare, y sera naturellement ériger des Manufactures & des ouvrages pareils à ceux de l'État, mais qui ne seront pas d'abord si parfaits ni si estimés.

Dans cette situation, l'État peut subsister dans l'abondance d'argent, consommer tout son produit & même beaucoup du produit des païs étrangers, & encore pardessus tout cela, [224] conserver une petite balance de commerce contre l'Etranger, ou au moins garder bien des années cette balance au pair;c'est-à-dire, tirer, en échange de ses ouvrages & de ses Manufactures, autant d'argent de ces païs étrangers, qu'il est obligé d'y en envoïer en échange des denrées ou des produits de terre qu'il en tire. Si cet État est État maritime, la facilité & le bon marché de sa navigation pour le transport de ses ouvrages & de ses Manufactures dans les païs étrangers, pourront compenser en quelque façon la cherté du travail que la trop grande abondance d'argent y cause; de sorte que les ouvrages & les Manufactures de cet État, toutes cheres qu'elles y sont, ne laisseront pas de se vendre dans les païs étrangers éloignés, à meilleur marché quelquefois que les Manufactures [225] d'un autre État où le travail est à plus bas prix.

Les frais de voiture augmentent beaucoup le prix des choses qu'on transporte dans les païs éloignés; mais ces frais sont assez modiques dans les États maritimes, où il y a une navigation reglée pour tous les Ports étrangers, au moïen de quoi on y trouve presque toujours des Bâtimens prêts à faire voile, qui se chargent de toutes les marchandises qu'on leur confie, pour un fret très raisonnable.

Il n'en est pas de même dans les États où la navigation n'est pas florissante; on est obligé d'y construire des navires exprès pour le transport des marchandises, ce qui emporte quelquefois tout le profit; & on y navigue toujours à grands frais, ce qui décourage entierement le commerce.

L'Angleterre consomme au[226]jourd'hui non-seulement la plus grande partie de son peu de produit, mais encore beaucoup du produit des autres païs; comme soieries, vins, fruits, du linge en quantité, &c., au lieu qu'elle n'envoie chez l'Etranger que le produit de ses Mines, ses Ouvrages & ses Manufactures pour la plûpart, & quelque cher qu'y soit le travail, par l'abondance de l'argent, elle ne laisse pas de vendre ses ouvrages dans les païs éloignés, par l'avantage de sa navigation, à des prix aussi raisonnables qu'en France, où ces mêmes ouvrages sont bien moins chers.

L'augmentation de la quantité d'argent effectif dans un État peut encore être occasionnée, sans balance de commerce, par des subsides païés à cet État par des Puissances étrangeres; par les dépenses de plusieurs Ambassadeurs, ou de Voïageurs, que des [227 ] raisons de politique, ou la curiosité, ou les divertissemens, peuvent engager à y faire quelque séjour; par le transport des biens & des fortunes de quelques Familles qui, par des motifs de liberté de religion, ou par d'autres causes, quittent leur patrie pour s'établir dans cet État. Dans tous ces cas, les sommes qui entrent dans l'État y causent toujours une augmentation de dépenses & de consommation, & par conséquent encherissent toutes choses dans les canaux du troc où l'argent entre.

Supposons qu'un quart des habitans de l'État consomment journellement de la viande, du vin, de la bierre, &c. & se donnent fort fréquemment des habits, du linge, &c., avant l'introduction de l'augmentation de l'argent, mais qu'après cette introduction, un tiers ou une moitié des habitans consomment [228] ces mêmes choses, les prix de ces denrées & de ces marchandises ne manqueront pas de hausser, & la cherté de la viande déterminera plusieurs des habitans qui faisoient le quart de l'État, à en consommer moins qu'à l'ordinaire. Un Homme qui mange trois livres de viande par jour ne laissera pas de subsister avec deux livres, mais il sent ce retranchement; au lieu que l'autre moitié des habitans qui n'en mangeoit presque point, ne s'en sentira pas. Le pain encherira à la vérité par degré, à cause de cette augmentation de consommation, comme je l'ai souvent insinué, mais il sera moins cher à proportion que la viande. L'augmentation du prix de la viande cause une diminution de la part d'une petite partie des habitans, ce qui la rend sensible; mais l'augmentation du prix du pain diminue la part de [229] tous les habitans, ce qui la rend moins sensible. Si cent mille personnes d'extraordinaire viennent demeurer dans un État qui contient dix millions d'habitans, leur consommation extraordinaire de pain ne montera qu'à une livre en cent livres, qu'il faudra retrancher aux anciens habitans; mais lorsqu'un homme au lieu de cent livres de pain en consomme quatre-vingt dix-neuf livres pour sa subsistance, il sent à peine ce retranchement.

Lorsque la consommation de la viande augmente, les Fermiers augmentent leurs prairies pour avoir plus de viande, ce qui diminue la quantité des terres labourables, par conséquent la quantité du blé. Mais ce qui fait ordinairement que la viande encherit plus à proportion que le pain, c'est qu'on permet ordinairement dans l'État l'en[230]trée du blé des pais étrangers librement, au lieu qu'on défend, absolument l'entrée des bœufs comme en Angleterre, ou qu'on en fait païer des droits d'entrée considérables, comme on fait dans d'autres États. C'est la raison pourquoi les rentes des prairies & des pâturages en Angleterre haussent, dans l'abondance d'argent au triple plus que les rentes des terres labourables.

Il n'est pas douteux que les Ambassadeurs, les Voïageurs, & les Familles qui viennent s'établir dans l'État n'y augmentent la consommation, & que le prix des choses n'y enchérisse dans tous les canaux du troc où l'argent est introduit.

Pour ce qui est des subsides que l'État a reçus des Puissances étrangeres, ou on les resserre pour les besoins de l'État, ou on les répand dans la circulation. Si on les suppose resserrés, [231] ils ne seront pas de mon sujet, car je ne considere que l'argent qui circule. L'argent resserré, la vaisselle, l'argent des Eglises, &c. sont des richesses dont l'État trouve à se servir dans les grandes extrêmités, mais elles ne sont d'aucune utilité actuelle. Si l'État répand les subsides en question dans la circulation, ce ne peut être que par la dépense, & cela augmentera très sûrement la consommation & enchérira le prix des choses. Quiconque recevra cet argent, le mettra en mouvement dans l'affaire principale de la vie, qui est la nourriture, ou de soi-même ou de quelqu'autre, puisque toutes choses y correspondent directement ou indirectement.

[232] CHAPITRE VII

Continuation du même sujet de l'augmentation & de la diminution de la quantité d'argent effectif dans un État

Comme l'or, l'argent & le cuivre ont une valeur intrinseque, proportionnée à la terre & au travail qui entrent dans leurs productions, sur les lieux où l'on les tire des Mines, & encore aux frais de leur importation ou introduction dans les États qui n'ont pas de Mines, la quantité de l'argent, comme celle de toutes les autres marchandises, détermine sa valeur dans les altercations des Marchés contre tout autres choses.

Si l'Angleterre commence pour la premiere fois à se servir d'or, d'argent & de cuivre dans [233] les trocs absolus, l'argent sera estimé, suivant la quantité qu'il y en a dans la circulation, proportionnellement à sa valeur contre toutes les autres marchandises & denrées, & on parviendra à cette estimation grossierement par les altercations des Marchés. Sur le pié de ces estimations, les Propriétaires de terres & les Entrepreneurs fixeront les gages des Domestiques & des Ouvriers qu'ils emploient, à tant par jour ou par année, de telle façon qu'ils puissent eux & leur famille s'entretenir des gages qu'on leur donne.

Supposons maintenant que par la résidence des Ambassadeurs & Voïageurs étrangers en Angleterre, on y ait introduit autant d'argent dans la circulation qu'il y en avoit au commencement; cet argent passera d'abord entre les mains de plusieurs Artisans, Domestiques, [234] Entrepreneurs, & autres qui auront eu part au travail des équipages, des divertissemens, &c., de ces Etrangers : les Manufacturiers, les Fermiers & les autres Entrepreneurs se sentiront de cette augmentation d'argent qui mettra un grand nombre de personnes dans l'habitude d'une plus grande dépense que par le passé, ce qui conséquemment encherira les prix des Marchés. Les Enfans même de ces Entrepreneurs & de ces Artisans entreront dans une nouvelle dépense : leurs Peres leur donneront dans cette abondance quelque argent pour leurs menus plaisirs, dont ils acheteront des échaudés, des petits patés, &c. & cette nouvelle quantité d'argent se distribuera de façon que plusieurs personnes qui subsistoient sans manier aucun argent, ne laisseront pas d'en avoir dans le cas présent. Beaucoup de trocs [235] qui se faisoient auparavant par évaluation, se seront maintenant l'argent à la main, & par conséquent il y aura plus de vitesse dans la circulation de l'argent, qu'il n'y en avoit au commencement en Angleterre.

Je conclus de tout cela que par l'introduction d'une double quantité d'argent dans un État, on ne double pas toujours les prix des denrées & des marchandises. Une Riviere qui coule & serpente dans son lit, ne coulera pas avec le double de rapidité, en doublant la quantité de ses eaux.

La proportion de la cherté, que l'augmentation & la quantité d'argent introduisent dans l'État, dépendra du tour que cet argent donnera à la consommation & à la circulation. Par quelques mains que l'argent qui est introduit passe, il augmentera naturellement la consomma[236 ]tion; mais cette consommation sera plus ou moins grande suivant les cas; elle tombera plus ou moins sur certaines especes de denrées ou de marchandises, suivant le génie de ceux qui acquerent l'argent. Les prix des Marchés enchériront plus pour certaines especes que pour d'autres, quelque abondant que soit l'argent. En Angleterre, le prix de la viande pourroit encherir du triple, sans que le prix du blé enchérît de plus d'un quart.

Il est toujours permis en Angleterre d'introduire des blés des païs étrangers, mais il n'est pas permis d'y introduire des bœufs. Cela fait que quelque considérable que puisse devenir l'augmentation de l'argent effectif en Angleterre, le prix du blé n'y peut être porté plus haut que dans les autres païs où l'argent est rare, que de la valeur des frais & des risques qu'il y a à y [237] introduire le blé de ces mêmes païs étrangers.

Il n'en est pas de même du prix des bœufs, qui sera nécessairement proportionné à la quantité d'argent qu'on offre pour la viande, proportionnellement à la quantité de cette viande & au nombre des bœufs qu'on y nourrit.

Un bœuf pesant huit cens livres se vend aujourd'hui en Pologne & en Hongrie deux ou trois onces d'argent, au lieu qu'on le vend communément au Marché de Londres plus de quarante onces d'argent. Cependant le septier de froment ne se vend pas à Londres au double de ce qu'il se vend en Pologne & en Hongrie.

L'augmentation de l'argent n'augmente le prix des denrées & des marchandises, que de la différence des frais du transport, lorsque ce transport est permis. [238] Mais dans beaucoup de cas ce transport couteroit plus que la valeur de la chose, ce qui fait que les bois sont inutiles dans beaucoup d'endroits. Ce même transport est cause que le lait, le beurre frais, la salade, le gibier, &c. sont pour rien dans les Provinces éloignées de la Capitale.

Je conclus qu'une augmentation d'argent effectif dans un État y introduit toujours une augmentation de consommation & l'habitude d'une plus grande dépense. Mais la cherté que cet argent cause, ne se répand pas également sur toutes les especes de denrées & de marchandises, proportionnément à la quantité de cet argent; à moins que celui qui est introduit ne soit continué dans les mêmes canaux de circulation que l'argent primitif; c'est-à-dire, à moins que ceux qui offroient aux Marchés [239 ] une once d'argent, ne soient les mêmes & les seuls qui y offrent maintenant deux onces, depuis que l'argent est augmenté du double de poids dans la circulation, ce qui n'arrive guere. Je conçois que lorsqu'on introduit dans un État une bonne quantité d'argent de surplus, le nouvel argent donne un tour nouveau à la consommation, & même une vitesse à la circulation; mais il n'est pas possible d'en marquer le degré véritable.

CHAPITRE VIII

Autre Reflexion sur l'augmentation & sur la diminution de la

quantité d'argent effectif dans un État

Nous avons vû qu'on pouvoit augmenter la quantité d'argent effectif dans un État, par [240] le travail des Mines qui s'y trouvent, par les subsides des Puissances étrangeres, par le transport des Familles étrangeres, par la résidence d'Ambassadeurs & de Voïageurs, mais principalement par une balance constante & annuelle de commerce, en fournissant des ouvrages à l'Etranger, pour en tirer au moins une partie du prix en especes d'or & d'argent. C'est par cette derniere voie qu'un État s'agrandit le plus solidement, surtout lorsque le commerce est accompagné & soutenu par une grande navigation, & par un produit considérable dans l'intérieur de l'État, qui puisse fournir les materiaux nécessaires pour les ouvrages & les Manufactures qu'on envoie au-dehors.

Cependant, comme la continuation de ce commerce introduit par degré une grande abondance d'argent, & augmente [241 ] peu-à-peu la consommation, & comme pour y suppléer, il faut tirer beaucoup de denrées de l'Etranger, il sort une partie de la balance annuelle pour les acheter. D'un autre côté, l'habitude de la dépense enchérissant le travail des Ouvriers, les prix des ouvrages des Manufactures haussent toujours; & il ne manque pas d'arriver que quelques-uns des païs étrangers tâchent d'eriger chez eux les mêmes especes d'ouvrages & de Manufactures, au moïen de quoi ils cessent d'acheter ceux de l'État en question : & quoique ces nouveaux établissemens d'ouvrages & de Manufactures ne soient pas d'abord parfaits, ils retardent cependant & empêchent même l'exportation de ceux de l'État voisin dans leur propre païs, où l'on se fournit à meilleur marché.

C'est ainsi que l'État commence à perdre quelques bran[242]ches de son commerce lucratif; & plusieurs de ses Ouvriers & Artisans qui volent le travail rallenti, sortent de l'État pour trouver plus d'emploi dans les païs de la nouvelle Manufacture. Malgré cette diminution de la balance du commerce de l'État, on ne laisse pas d'y continuer dans les usages où l'on étoit de tirer plusieurs denrées de l'Etranger. Les ouvrages & les Manufactures de l'État aïant une grande réputation, & la facilité de la navigation donnant les moïens de les envoïer à peu de frais dans les païs éloignés, l'État l'emportera pendant bien des années sur les nouvelles Manufactures dont nous avons parlé, & maintiendra encore une petite balance de commerce, ou du moins le maintiendra au pair. Cependant si quelqu'autre État maritime tâche de perfectionner les mêmes ouvrages & [243] en même-tems sa navigation, il enlevera par le bon marché de ses Manufactures plusieurs branches du commerce à l'État en question. Par conséquent cet État commencera à perdre la balance, & sera obligé d'envoïer tous les ans une partie de son argent chez l'Etranger, pour le paiement des denrées qu'il en tire.

Bien plus, quand même l'État en question pourroit conserver une balance de commerce dans sa plus grande abondance d'argent, on peut raisonnablement supposer que cette abondance n'arrive pas sans qu'il n'y ait beaucoup de Particuliers opulens qui se jettent dans le luxe. Ils acheteront des Tableaux, des Pierreries de l'Etranger, ils voudront avoir de leurs soieries & plusieurs raretés, mettront l'État dans une telle habitude de luxe, que malgré les avantages de son [244] commerce ordinaire, son argent s'écoulera annuellement chez l'Etranger pour le paiement de ce même luxe : cela ne manquera pas d'appauvrir l'État par degré, & de le faire passer d'une grande puissance dans une grande foiblesse.

Lorsqu'un État est parvenu au plus haut point de richesse, Je suppose toujours que la richesse comparative des États consiste dans les quantités respectives d'argent qu'ils possedent principalement, il ne manquera pas de retomber dans la pauvreté par le cours ordinaire des choses. La trop grande abondance d'argent, qui fait, tandis qu'elle dure, la puissance des États, les rejette insensiblement, mais naturellement, dans l'indigence. Aussi il sembleroit que lorsqu'un État s'étend par le commerce, & que l'abondance de l'argent enchérit trop les prix de la terre [245] & du travail, le Prince, ou la Législature devroit retirer de l'argent, le garder pour des cas imprevus, & tâcher de retarder sa circulation par toutes les voies, hors celles de la contrainte & de la mauvaise foi, afin de prévenir la trop grande cherté de ses ouvrages, & d'empêcher les inconveniens du luxe.

Mais comme il n'est pas facile de s'appercevoir du tems propre pour cela, ni de savoir quand l'argent est devenu plus abondant qu'il ne doit l'être pour le bien & la conservation des avantages de l'État, les Princes, & les Chefs des Républiques, qui ne s'embarrassent guere de ces sortes de connoissances, ne s'attachent qu'à se servir de la facilité qu'ils trouvent, par l'abondance des revenus de l'État, à étendre leurs puissances, & à insulter d'autres États sur les prétextes les plus frivoles. Et toutes [246] choses bien considerées, ils ne font peut-être pas si mal de travailler à perpétuer la gloire de leurs Regnes & de leur administration, & de laisser des monumens de leur puissance & de leur opulence; car puisque, selon le cours naturel des choses humaines, l'État doit retomber de lui-même, ils ne font qu'accélerer un peu sa chûte. Il semble néanmoins qu'ils devroient tâcher de faire durer leurs puissances pendant tout le tems de leur propre administration.

Il ne faut pas un grand nombre d'années pour porter dans un État l'abondance au plus haut degré, & il en faut encore moins pour le faire entrer dans l'indigence, faute de commerce & de Manufactures. Sans parler de la puissance & de la chûte de la République de Venise, des Villes anséatiques, de la Flandre & du Brabant, de la République [247] de Hollande, &c. qui se sont succedées dans les branches lucratives du commerce, on peut dire que la puissance de la France n'est allée en augmentant que depuis 1646, qu'on y érigea des Manufactures de draps, au lieu qu'auparavant on les tiroit de l'Etranger, jusqu'en 1684, qu'on en chassa nombre d'entrepreneurs & d'artisans Protestans, & que ce Roïaume n'a fait que baisser depuis cette derniere époque.

Pour juger de l'abondance & de la rareté de l'argent dans la circulation, je ne connois pas de meilleure régie que celle des baux & des rentes des Propriétaires de terres. Lorsqu'on afferme des terres à haut prix c'est une marque que l'argent abonde dans l'État; mais lorsqu'on est obligé de les affermer bien plus bas, cela fait voir, tout autres choses étant égales, que l'argent [ 248] est rare. J'ai lu dans un état de la France, que l'arpent de vigne qu'on avoit affermé en 1660, en argent fort, auprès de Mante, & par conséquent pas bien loin de la Capitale de France, pour 200 liv. tournois, ne s'affermoit en 1700, en argent plus foible, qu'à 100 liv. tournois : quoique l'argent apporté des Indes occidentales dans cet intervalle dût naturellement rehausser le prix des terres, dans l'Europe.

L'Auteur attribue cette diminution de la rente à un défaut de consommation. Et il paroît qu'il avoit remarqué en effet que la consommation de vin étoit diminuée. Mais j'estime qu'il a pris l'effet pour la cause. La cause étoit une plus grande rareté d'argent en France, dont l'effet étoit naturellement une diminution de consommation. Tout au contraire j'ai toujours insinué dans cet Essai, que l'abondance de [249] l'argent augmente naturellement la consommation, & contribue sur toutes choses à mettre les terres en valeur. Lorsque l'abondance de l'argent éleve les denrées à un prix honnête, les habitans s'empressent de travailler pour en acquerir; mais ils n'ont pas le même empressement de posséder aucunes denrées ou marchandises au-delà de ce qu'il faut pour leur entretien.

Il est apparent que tout État, qui a plus d'argent en circulation que ses voisins, a un avantage sur eux, tant qu'il conserve cette abondance d'argent.

En premier lieu, dans toutes les branches du commerce il donne moins de terre & de travail qu'il n'en retire : le prix de la terre & du travail étant par tout estimé en argent, ce prix est plus fort dans l'État où l'argent abonde le plus. Ainsi l'État en question retire quelquefois le [250] produit de deux arpens de terre en échange de celui d'un arpent, & le travail de deux hommes pour celui d'un seul. C'est par rapport à cette abondance d'argent dans la circulation à Londres, que le travail d'un seul Brodeur Anglois, couse plus que celui de dix Brodeurs Chinois; quoique les Chinois brodent bien mieux & fassent plus d'ouvrages dans la journée. On s'étonne en Europe comment ces Indiens peuvent subsister en travaillant à si grand marché, & comment les étoffes admirables qu'ils nous envoient, coutent si peu.

En second lieu, les revenus de l'État où l'argent abonde, se levent avec bien plus de facilité & en plus grande somme comparativement; ce qui donne les moïens à l'État, en cas de guerre ou de contestation, de gagner toutes sortes d'avantages sur ses [251] Adversaires chez qui 1'argent est plus rare.

Si de deux Princes qui se font la guerre pour la Souveraineté ou la Conquête d'un État, l'un a beaucoup d'argent, & l'autre peu, mais plusieurs domaines qui puissent valoir deux fois plus que tout l'argent de son Ennemi; le premier sera plus en état de s'attacher des Généraux & des Officiers par des largesses en argent, que le second ne le sera en donnant aux siens le double de la valeur en terres & en domaines. Les cessions des terres sont sujettes à des contestations & à des rescisions, & on n'y compte pas si bien que sur l'argent qu'on reçoit. On achete avec de l'argent les munitions de guerre & de bouche, même des Ennemis de l'État. On peut donner de l'argent pour des services secrets & sans témoins : les terres, les denrées, & les mar[252]chandises ne sauroient servir dans ces occasions, ni même les bijoux ni les diamans, parcequ'ils sont faciles à reconnoître. Après tout, il me semble que la puissance & la richesse comparatives des États consistent, tout autres choses étant égales, dans la plus ou moins grande abondance d'argent qui y circule, hic & nunc.

Il me reste encore à parler de deux autres moïens d'augmenter la quantité d'argent effectif dans la circulation d'un État. Le premier est lorsque les Entrepreneurs & les Particuliers empruntent de l'argent de leurs Correspondans étrangers, pour leur en païer l'intérêt, ou que les Particuliers étrangers envoient leur argent dans l'État, pour y acheter des actions ou fonds publics. Cela fait souvent des sommes très considérables dont l'État doit païer annuellement à ces Etrangers un intérêt, & ces fa[253]çons d'augmenter l'argent dans l'État y rendent réellement l'argent plus abondant, & diminuent le prix de l'intérêt. Par le moïen de cet argent, les Entrepreneurs de l'État trouvent moïen d'emprunter plus facilement, de faire faire des ouvrages & d'établir des Manufactures, dans l'esperance d'y gagner; les Artisans, & tous ceux par les mains de qui cet argent passe, ne manquent pas de consommer plus qu'ils n'eussent fait, s'ils n'avoient été emploïés au moïen de cet argent, qui hausse par conséquent les prix de toutes choses, comme s'il appartenoit à l'État; & au moïen de l'augmentation de dépense ou de la consommation qu'il cause, les revenus que le Public perçoit sur la consommation en sont augmentés. Les sommes prêtées à l'État en cette maniere y causent bien des avantages présens, mais [254] la suite en est toujours onéreuse & désavantageuse. Il faut que l'État en paie l'intérêt aux Etrangers annuellement, & outre cette perte l'État se trouve à la merci des Etrangers, qui peuvent toujours le mettre dans l'indigence lorsqu'il leur prendra fantaisie de retirer leurs fonds; & il arrivera certainement qu'ils voudront les retirer, dans l'instant que l'État en aura le plus de besoin; comme lorsqu'on se prépare à avoir une guerre & qu'on y craint quelque échet. L'intérêt qu'on paie à l'Etranger est toujours bien plus considerable que l'augmentation du revenu public que cet argent cause. On voit souvent passer ces prêts d'argent d'un Païs à un autre, suivant la confiance des Prêteurs pour les États où ils les envoient. Mais à dire le vrai, il arrive le plus souvent que les États qui sont chargés de ces emprunts & qui en ont païé plu[255]sieurs années de gros intérêts, tombent à la longue dans l'impuissance de païer les capitaux, par une banqueroute. Pour peu que la méfiance s'en mêle, les fonds ou actions publiques tombent, les Actionnaires étrangers n'aiment pas à les rappeller avec perte, & aiment mieux se contenter de leurs intérêts, en attendant que la confiance puisse revenir; mais elle ne revient quelquefois plus. Dans les États qui tombent en décadence, le principal objet des Ministres est ordinairement de ranimer la confiance, & par ce moïen d'attirer l'argent des Etrangers par ces sortes de prêts : car à moins que le Ministere ne manque à la bonne foi & à ses engagemens, l'argent des Sujets circulera sans interruption. C'est celui des Etrangers qui peut augmenter la quantité de l'argent effectif dans l'État.

[256] Mais la voie de ces emprunts, qui donne un avantage présent, conduit à une mauvaise fin, & c'est un feu de paille. Il faut pour relever un État, s'attacher à y faire rentrer annuellement & constamment une balance réelle de commerce, faire fleurir par la Navigation les Ouvrages & les Manufactures qu'on est toujours en état d'envoïer chez les Etrangers à un meilleur marché, lorsqu'on est tombé en décadence & dans une rareté d'espaces. Les Négocians commencent à faire les premieres fortunes, les Gens de robbe pourront ensuite s'en approprier une partie, le Prince & les Traitans pourront en acquerir aux dépens des uns & des autres, & distribuer les graces selon leurs volontés. Lorsque l'argent deviendra trop abondant dans l'État, le luxe s'y mettra, & il tombera en décadence.

[257] Voilà à-peu-près le cercle que pourra faire un État considérable qui a du fond & des habitans industrieux. Un habile Ministre est toujours en état de lui faire recommencer ce cercle, il ne faut pas un grand nombre d'années pour en voir l'expérience & le succès, au moins des commencemens qui en est la situation la plus intéressante. On connoîtra l'augmentation de la quantité de l'argent effectif, par plusieurs voles que mon sujet ne me permet pas d'examiner présentement.

Pour ce qui est des États qui n'ont pas un bon fond, & qui ne peuvent s'agrandir que par des accidens & selon les circonstances des tems, il est difficile de trouver les moïens de les faire fleurir par les voies du commerce. Il n'y a pas de Ministres qui puissent remettre les Républiques de Venise & de Hollan[258]de dans la situation brillante dont elles sont tombées. Mais pour l'Italie, l'Espagne, la France, & l'Angleterre, en quelque état de décadence qu'elles poissent être, elles sont capables d'être toujours portées, par une bonne administration, à un haut degré de puissance, par le seul fait du commerce; pourvu qu'on l'entreprenne séparement : car si tous ces États étoient également bien administrés, ils ne seroient considérables que proportionnellement à leurs fonds respectifs & à la plus ou moins grande industrie de leurs habitans.

Le dernier moïen que je puisse imaginer pour augmenter dans un État la quantité d'argent effectif dans la circulation, est la voie de la violence & des armes, & elle se mêle souvent avec les autres, attendu que dans tous les Traités de paix on pourvoit ordinairement à se conserver les [ 259] droits de commerce & les avantages qu'on a pu en tirer. Lorsqu'un État se fait païer des contributions, ou se rend plusieurs autres États tributaires, c'est un moïen bien certain d'attirer leur argent. Je n'entreprendrai pas de rechercher les moïens de mettre cette voie en usage, je me contenterai de dire que toutes les Nations qui ont fleuri par cette voie, n'ont pas laissé de tomber dans la décadence, comme les États qui ont fleuri par leur commerce. Les anciens Romains ont été plus puissans par cette voie que tous les autres Peuples dont nous avons connoissance; cependant ces mêmes Romains avant que de perdre un pouce du terrein de leurs vastes États, tomberent en décadence par le luxe, & s'appauvrirent par la diminution de l'argent effectif qui avoit circulé chez eux, & que leur luxe fit [260 ] passer de leur grand Empire chez les Nations orientales.

Tandis que le luxe des Romains, qui ne commença qu'après la défaite d'Antiochus, Roi d'Asie, vers l'an de Rome 564, se contentoit du produit & du travail de tous les vastes États de leur domination, la circulation de l'argent ne faisoit qu'augmenter au lieu de diminuer. Le Public étoit en possession de toutes les Mines d'or, d'argent & de cuivre qui étoient dans l'Empire. Ils avoient les Mines d'or d'Asie, de Macedoine, d'Aquilée, & les riches Mines, tant d'or que d'argent, d'Espagne & de plusieurs autres endroits. Ils avoient plusieurs Monnoies où ils faisoient battre des especes d'or, d'argent & de cuivre. La consommation qu'ils faisoient à Rome de tous les ouvrages & de toutes les marchandises qu'ils tiroient de leurs vastes [261] Provinces, ne diminuoit pas la circulation de l'argent effectif; non plus que les Tableaux, les Statues & les Bijoux qu'ils en tiroient. Quoique les Seigneurs y fissent des dépenses excessives pour leurs tables, & païassent des quinze mille onces d'argent pour un seul poisson, tout cela ne diminuoit pas la quantité d'argent qui circuloit dans Rome, attendu que les tributs des Provinces l'y faisoient incessamment rentrer, sans parler de celui que les Préteurs & les Gouverneurs y apportoient par leurs extorsions. Les sommes qu'on tiroit annuellement des Mines, ne faisoient qu'augmenter à Rome la circulation pendant tout le regne d'Auguste. Cependant, le luxe étoit déja fort grand, & on avoit beaucoup d'avidité, non-seulement pour tout ce que l'Empire produisoit de curieux, mais encore pour les bijoux des [262] Indes, pour le poivre & les épiceries, & pour toutes les raretés de l'Arabie; & les soieries qui n'étoient pas du crû de l'Empire, commençoient à y être recherchées. Mais l'argent qu'on tiroit des Mines surpassoit encore les sommes qu'on envoïoit hors de l'Empire pour acheter tout cela. On sentit néanmoins sous Tibere une rareté d'argent : cet Empereur avoit resserré dans son Fisc deux milliards & sept cent millions de sesterces. Pour rétablir l'abondance & la circulation, il n'eut besoin d'emprunter que trois cens millions sur les hypotheques des terres. Caligula dépensa en moins d'un an tout ce trésor de Tibere après sa mort, & ce fut alors que l'abondance d'argent dans la circulation fut au plus haut point à Rome. La fureur du luxe augmenta toujours; & du tems de Pline l'Historien, il sortoit de [ 263] l'Empire tous les ans au moins cent millions de sesterces, suivant son calcul. On n'en tiroit pas tant des Mines. Sous Trajan le prix des terres étoit tombé d'un tiers & au-delà, au rapport de Pline le jeune; & l'argent diminua toujours jusqu'au tems de l'Empereur Septime Severe. L'argent fut alors si rare à Rome, que cet Empereur fit des magasins étonnans de blé, ne pouvant pas ramasser des trésors assez considérables pour ses entreprises. Ainsi l'Empire Romain tomba en décadence par la perte de son argent, avant que d'avoir rien perdu de ses États. Voilà ce que le luxe causa, & ce qu'il causera toujours en pareil cas.

[264] CHAPITRE IX

De l'interêt de l'argent, & de ses causes

Comme les prix des choses se fixent dans les altercations des marchés par les quantités des choses exposées en vente proportionnellement à la quantité d'argent qu'on en offre, ou ce qui est la même chose, par la proportion numerique des Vendeurs & des Acheteurs; de même l'interêt de l'argent dans un État se fixe par la proportion numérique des Prêteurs & des Emprunteurs.

Quoique l'argent passe pour gages dans le troc, cependant il ne se multiplie point, & ne produit point un interêt dans la simple circulation. Les nécessités des Hommes semblent avoir [265] introduit l'usage de l'interêt. Un Homme qui prête son argent sur de bons gages ou sur l'hypotheque des terres, court au moins le hazard de l'inimitié de l'Emprunteur, ou celui des frais, des procès & des pertes; mais lorsqu'il prête sans sureté, il court risque de tout perdre. Par rapport à ces raisons, les Hommes nécessiteux doivent avoir dans les commencemens tenté les Prêteurs par l'appas d'un profit; & ce profit doit avoir été proportionné aux nécessités des Emprunteurs & à la crainte & à l'avarice des Prêteurs. Voilà ce me semble la premiere source de l'intérêt. Mais son usage constant dans les États paroît fondé sur les profits que les Entrepreneurs en peuvent faire.

La terre produit naturellement, aidée du travail de l'Homme, quatre, dix, vingt, cinquante, cent, cent-cinquante [266] fois, la quantité de blé qu'on y seme, suivant la bonté du terroir & l'industrie des Habitans. Elle multiplie les fruits & les bestiaux. Le Fermier qui en conduit le travail a ordinairement les deux tiers du produit, dont un tiers paie ses frais & son entretien, l'autre lui reste pour profit de son entreprise.

Si le Fermier a assez de fond pour conduire son entreprise, s'il a tous les outils & les instrumens nécessaires, les chevaux pour labourer, les bestiaux qu'il faut pour mettre la terre en valeur, &c., il prendra pour lui, tous frais faits, le tiers du produit de sa Ferme. Mais si un Laboureur entendu, qui vit de son travail à gages au jour la journée, & qui n'a aucun fond, peut trouver quelqu'un qui veuille bien lui prêter un fond ou de l'argent pour en acheter, il sera en état de donner à ce Prêteur toute la [ 267] troisieme rente, ou le tiers du produit d'une Ferme dont il deviendra le Fermier ou l'Entrepreneur. Cependant, il croira sa condition meilleure qu'auparavant, attendu qu'il trouvera son entretien dans la seconde rente, & deviendra Maître, de Valet qu'il étoit : que si par sa grande œconomie, & en se fraudant quelque chose du nécessaire, il peut par degrés amasser quelques petits fonds, il aura tous les ans moins à emprunter, & parviendra dans la suite à s'approprier toute la troisieme rente.

Si cet Entrepreneur nouveau trouve à acheter à crédit du blé ou des bestiaux, pour les païer à long terme & lorsqu'il sera en état de faire de l'argent par la vente du produit de sa Ferme, il en donnera volontiers un plus grand prix que celui du marché contre argent comptant : & cette façon sera la même chose que s'il em[268]pruntoit de l'argent comptant pour acheter le blé au comptant, en donnant pour l'interêt la différence du prix du comptant & de celui à terme : mais de quelque façon qu'il emprunte soit au comptant, soit en marchandises, il faut qu'il lui reste dequoi s'entretenir par son entreprise, sans quoi il fera banqueroute. Ce hazard fera qu'on exigera de lui vingt à trente pour cent de profit ou d'interêt sur la quantité de l'argent ou sur la valeur des denrées ou des marchandises qu'on lui prêtera.

D'un autre côté, un maître Chapelier, qui a du fond pour conduire sa Manufacture de chapeaux soit pour louer une maison, acheter des castors, des laines, de la teinture, &c., soit pour païer toutes les semaines, la subsistance de ses Ouvriers, doit non-seulement trouver son entretien dans cette en[269]treprise, mais encore un profit semblable à celui du Fermier, qui a la troisieme partie pour lui. Cet entretien, de même que ce profit, doit se trouver dans la vente des chapeaux, dont le prix doit païer non-seulement les matériaux, mais aussi l'entretien du Chapelier & de ses Ouvriers, & encore le profit en question.

Mais un Compagnon Chapelier entendu, mais sans fond, peut entreprendre la même Manufacture, en empruntant de l'argent & des matériaux, & en abandonnant l'article du profit à quiconque voudra lui prêter de l'argent, ou à quiconque voudra lui confier du castor, de la laine, &c., qu'il ne paiera qu'à long terme & lorsqu'il aura vendu ses chapeaux. Si à l'expiration du terme de ses billets le Prêteur d'argent redemande son capital, ou si le Marchand de laine & les autres Prê[270]teurs ne veulent plus s'y fier, il faut qu'il quitte son entreprise; auquel cas il aimera peut-être mieux faire banqueroute. Mais s'il est sage & industrieux, il pourra faire voir à ses créanciers qu'il a en argent ou en chapeaux la valeur du fond qu'il a emprunté à-peu-près, & ils aimeront mieux probablement continuer à s'y fier & se contenter, pour le présent, de leur interêt ou du profit. Au moïen dequoi il continuera, & peut-être amassera-t'il par degrés quelque fond en se frustrant un peu de son nécessaire. Avec ce secours il aura tous les ans moins à emprunter, & lorsqu'il aura amassé un fond suffisant pour conduire sa Manufacture qui sera toujours proportionnée au débit qu'il en a, l'article du profit lui demeurera en entier, & il s'enrichira s'il n'augmente pas sa dépense.

Il est bon de remarquer que [271] l'entretien d'un tel Manufacturier est d'une petite valeur à proportion de celle des sommes qu'il emprunte dans son commerce, ou des matériaux qu'on lui confie; & par conséquent les Prêteurs ne courent pas un grand risque de perdre leur capital, s'il est honnête homme & industrieux : mais comme il est très possible qu'il ne le soit pas, les Préteurs exigeront toujours de lui un profit ou interêt de vingt à trente pour cent de la valeur du prêt : encore n'y aura-s'il que ceux qui en ont bonne opinion qui s'y fieront. On peut faire les mêmes inductions par rapport à tous les Maîtres, Artisans, Manufacturiers & autres Entrepreneurs dans l'État, qui conduisent des entreprises dont le fond excede considérablement la valeur de leur entretien annuel.

Mais si un Porteur d'eau à [272] Paris s'érige en Entrepreneur de son propre travail, tout le fond dont il aura besoin sera le prix de deux seaux, qu'il pourra acheter pour une once d'argent, après quoi tout ce qu'il gagne devient profit. S'il gagne par son travail cinquante onces d'argent par an, la somme de son fond, ou emprunt, sera à celle de son profit, comme un à cinquante. C'est-à-dire, qu'il gagnera cinq mille pour cent, au lieu que le Chapelier ne gagnera pas cinquante pour cent, & qu'il sera même obligé d'en païer vingt à trente pour cent au Prêteur.

Cependant un Prêteur d'argent aimera mieux prêter mille onces d'argent à un Chapelier à vingt pour cent d'interêt, que de prêter mille onces à mille Porteurs d'eau à cinq cent pour cent d'interêt. Les Porteurs d'eau dépenseront bien vîte à leur entretien non-seulement [273] l'argent qu'ils gagnent par leur travail journalier, mais tout celui qu'on leur a prêté. Ces capitaux qu'on leur prête, sont petits à proportion de la somme qu'il leur faut pour leur entretien : soit qu'ils soient beaucoup ou peu emploïés, ils peuvent facilement dépenser tout ce qu'ils gagnent. Ainsi on ne peut guere déterminer les gains de ces bas Entrepreneurs. On diroit bien qu'un Porteur d'eau gagne cinq mille pour cent de la valeur des seaux qui servent de fond à son entreprise, & même dix mille pour cent, si par un rude travail il gagnoit cent onces d'argent par an. Mais comme il peut dépenser pour son entretien les cent onces aussi-bien que les cinquante, ce n'est que par la connoissance de ce qu'il met à son entretien qu'on peut savoir combien il a de profit clair.

[274] Il faut toujours défalquer la subsistance & l'entretien des Entrepreneurs avant que de statuer sur leur profit. C'est ce que nous avons fait dans l'exemple du Fermier & dans celui du Chapelier : & c'est ce qu'on ne peut guere déterminer pour les bas Entrepreneurs; aussi font-ils pour la plûpart banqueroute, s'ils doivent.

Il est ordinaire aux Brasseurs de Londres, de prêter quelques barils de biere aux Entrepreneurs de Cabarets à biere, & lorsque ceux-ci paient les premiers barils, on continue à leur en prêter d'autres. Si la consommation de ces Cabarets à biere devient forte, ces Brasseurs font quelquefois un profit de cinq cent pour cent par an; & j'ai oui dire que les gros Brasseurs ne laissoient pas de s'enrichir lorsqu'il n'y a que la moitié des Cabarets à biere qui leur font [275] banqueroute dans le courant de 1'année.

Tous les Marchands dans l'État, sont dans une habitude constante de prêter à termes des marchandises ou des denrées à des Détailleurs, & proportionnent la mesure de leur profit, ou leur interêt, à celle de leur risque. Ce risque est toujours grand par la grande proportion de l'entretien de l'emprunteur à la valeur prêtée. Car si l'emprunteur ou détailleur n'a pas un prompt débit dans le bas troc, il se ruinera bien vîte & dépensera tout ce qu'il a emprunté pour sa subsistance, & par conséquent sera obligé de faire banqueroute.

Les Revendeuses de poisson, qui l'achetant à Billingaste, à Londres, pour le revendre dans les autres quartiers de la Ville, paient ordinairement par contrat passé par un Ecrivain ex[276]pert, un schelling par guinée, ou par vingt-un schellings, d'interêts par semaine; ce qui fait deux cens soixante pour cent par année. Les Revendeuses des Halles à Paris dont les entreprises sont moins considérables paient cinq sols par semaine d'interêts d'un écu de trois livres, ce qui passe quatre cents trente pour cent par an : cependant il y a peu de Prêteurs qui fassent fortune avec de si grands interêts.

Ces gros interêts sont non-seulement tolérés, mais encore en quelque façon utiles & nécessaires dans un État. Ceux qui achetent le poisson dans les rues paient ces gros interêts par l'augmentation de prix qu'ils en donnent; cela leur est commode, & ils n'en ressentent pas la perte. De même un Artisan qui boit un pot de biere, & en paie un prix qui fait trouver au Bras[277]seur cinq cents pour cent de profit, se trouve bien de cette commodité & n'en sent point la perte dans un si bas détail.

Les Casuistes, qui ne paroissent guere propres à juger de la nature de l'interêt & des matieres de commerce, ont imaginé un terme (damnum emergens) au moïen duquel ils veulent bien tolerer ces hauts prix d'interêt : & plutôt que de renverser l'usage & la convenance des Societés, ils ont consenti & permis à ceux qui prêtent avec un grand risque, de tirer proportionnellement un grand interêt; & cela sans bornes: car ils seroient bien embarassés à en trouver de certaines, puisque la chose dépend réellement des craintes des Prêteurs & des nécessités des emprunteurs.

On loue les Négocians sur Mer, lorsqu'ils peuvent faire profiter leur fond dans leur en[278]treprise, fusse à dix mille pour cent; & quelque profit que les Marchands en gros fassent ou stipulent en vendant à long terme les denrées ou les marchandises à des Marchands-détailleurs inférieurs, je n'ai pas oui dire que les Casuistes leur en fissent un crime. Ils sont ou paroissent un peu plus scrupuleux au sujet des prêts en argent sec, quoique ce soit dans le fond la même chose. Cependant ils tolerent encore ces prêts au moïen d'une distinction (lucrum cessans) qu'ils ont imaginée; je crois que cela veut dire, qu'un Homme qui a été dans l'habitude de faire valoir son argent à cinq cens pour cent dans son commerce, peut stipuler ce profit en le prétant à un autre. Rien n'est plus divertissant que la multitude des Loix & des Canons qui ont été faits dans tous les siécles au sujet de l'interêt de l'argent, tou[279]jours par des Sages qui n'étoient guere au fait du commerce, & toujours inutilement.

Il paroît par ces exemples & par ces inductions, qu'il y a dans un État plusieurs classes & allées d'interêts ou de profit; que dans les plus basses classes, l'interêt est toujours le plus fort à proportion du plus grand risque; & qu'il diminue de classe en classe jusqu'à la plus haute qui est celle des Négocians riches & réputés solvables. L'intérêt qu'on stipule dans cette classe, est celui qu'on appelle le prix courant de l'interêt dans l'État, & il ne differe guere de l'interêt qu'on stipule sur l'hypotheque des terres. On aime autant le billet d'un Négociant solvable & solide, au moins pour un court terme, qu'une action sur une terre; parceque la possibilité d'un procès ou d'une contestation au sujet de celle-ci, com[280]pense la possibilité de la banqueroute du Négociant.

Si dans un État il n'y avoit pas d'entrepreneurs qui pussent faire du profit sur l'argent ou sur les marchandises qu'ils empruntent, l'usage de l'intérêt ne seroit pas probablement si fréquent qu'on le voit. Il n'y auroit que les Gens extravagans & prodigues qui feroient des emprunts. Mais dans l'habitude où tout le monde est de se servir d'entrepreneurs, il y a une source constante pour les emprunts & par conséquent pour l'interêt. Ce sont les Entrepreneurs qui cultivent les terres, les Entrepreneurs qui fournissent le pain, la viande, les habillemens, &c. à tous les Habitans d'une ville. Ceux qui travaillent aux gages de ces Entrepreneurs, cherchent aussi à s'ériger eux-mêmes en Entrepreneurs, à l'envie les uns des autres. La multi[281]tude des Entrepreneurs est encore bien plus grande parmi les Chinois; & comme ils ont tous l'esprit vif, le génie propre pour les entreprises, & une grande constance à les conduire, il y a parmi eux des Entrepreneurs qui parmi nous sont fournis par des gens gagés : ils fournissent les repas des Laboureurs, même dans les champs. Et c'est peut-être cette multitude de bas Entrepreneurs, & des autres, de classe en classe, qui, trouvant le moïen de gagner beaucoup par la consommation sans que cela soit sensible aux consommateurs, soutiennent le prix de l'interêt dans la plus haute classe à trente pour cent; au lieu qu'il ne passe guere cinq pour cent dans notre Europe. L'interêt a été à Athênes, du tems de Solon, à dix-huit pour cent. Dans la République romaine il a été le plus souvent à douze pour cent, [282] on l'y a vu à quarante huit pour cent, à vingt pour cent, à huit pour cent, à six pour cent, au plus bas à quatre pour cent : il n'a jamais été si bas librement que vers la fin de la République & sous Auguste après la conquête de l'Egypte. L'Empereur Antonin & Alexandre Severe, ne réduisirent l'interêt à quatre pour cent, qu'en prêtant l'argent public sur l'hypotheque des terres.

CHAPITRE DIXIÈME ET DERNIER

Des causes de l'augmentation & de la diminution de

l'interêt de l'argent, dans un État

C'est une idée commune & reçûe de tous ceux qui ont écrit sur le commerce, que l'augmen[283 ]tation de la quantité de l'argent effectif dans un État y diminue le prix de l'interêt, parceque lorsque l'argent abonde, il est plus facile d'en trouver à emprunter. Cette idée n'est pas toujours vraie ni juste. Pour s'en convaincre, il ne faut que se souvenir qu'en l'année 1720, presque tout l'argent d'Angleterre fut apporté à Londres, & que par-dessus cela, le nombre des billets qu'on mit sur la place accélera le mouvement de l'argent d'une maniere extraordinaire.

Cependant cette abondance d'argent & de circulation au lieu de diminuer l'interêt courant qui étoit auparavant à cinq pour cent, & au-dessous, ne servit qu'à en augmenter le prix, qui fut porté à cinquante & soixante pour cent. Il est facile de rendre raison de cette augmentation du prix de l'interêt, par les principes & les causes de l'in[284]terêt, que j'ai établies dans le chapitre précédent La voici, tout le monde étoit devenu Entrepreneur dans le systeme de la Mer du Sud, & demandoit à emprunter de l'argent pour acheter des Actions, comptant de faire un profit immense au moïen duquel il pourroit aisément païer ce haut prix d'intérêt.

Si l'abondance d'argent dans l'État vient par les mains de gens qui prêtent, elle diminuera sans doute l'interêt courant en augmentant le nombre des prêteurs : mais si elle vient par l'entremise de personnes qui dépensent elle aura l'effet tout contraire, & elle haussera le prix de l'interêt en augmentant le nombre des Entrepreneurs qui auront à travailler au moïen de cette augmentation de dépense, & qui auront besoin d'emprunter pour fournir à leur entreprise, dans toutes les classes d'interêts.

[285] L'abondance ou la disette d'argent dans un État, hausse toujours ou baisse les prix de toutes choses dans les altercations du troc, sans avoir aucune liaison nécessaire avec le prix de l'intérêt, qui peut très bien être haut dans les États où il y a abondance d'argent, & bas dans ceux ou l'argent est plus rare : haut où tout est cher, & bas où tout est à grand marché : haut à Londres, & bas à Gênes.

Le prix de l'interêt hausse & baisse tous les jours sur de simples bruits, qui tendent à diminuer ou à augmenter la sureté des Préteurs, sans que le prix des choses dans le troc soit alteré pour cela.

La source la plus constante d'un interêt haut dans un État, est la grande dépense des Seigneurs & des Propriétaires de terres, ou des autres Gens riches. Les Entrepreneurs & maîtres Ar[286]tisans, sont dans l'habitude de fournir de grosses Maisons dans toutes les branches de leur dépense. Ces Entrepreneurs ont presque toujours besoin d'emprunter de l'argent pour les fournir : & lorsque les Seigneurs consomment leurs revenus par avance & empruntent de l'argent, ils contribuent doublement à hausser le prix de l'interêt.

Au contraire, lorsque les Seigneurs de l'État vivent d'œconomie, & achetent de la premiere main autant qu'ils le peuvent, ils se font procurer par leurs Valets beaucoup de choses sans qu'elles passent par les mains des Entre preneurs, ils diminuent les profits & le nombre des Entrepreneurs dans l'État, & par conséquent le nombre des Emprunteurs, & encore le prix de l'interêt, parceque ces sortes d'entrepreneurs travaillant sur leurs propre fonds n'em[287]pruntent que le moins qu'ils peuvent, & en se contentant d'un petit gain empêchent ceux qui n'ont point de fonds de s'ingérer dans les entreprises en empruntant. Voilà aujourd'hui la situation des Républiques de Gênes & de Hollande, où l'interêt est quelquefois à deux pour cent, & au-dessous dans la plus haute classe; au lieu qu'en Allemagne, en Pologne, en France, en Espagne, en Angleterre & en d'autres États, la facilité & la dépense des Seigneurs & des Propriétaires de terres entretiennent toujours les Entrepreneurs & maîtres Artisans de l'État dans l'habitude de ces gros gains, au moïen desquels ils ont dequoi païer un interêt haut, & encore plus lorsqu'ils tirent tout de l'Etranger avec risque pour les entreprises.

Lorsque le Prince ou l'État fait une grosse dépense comme [288] en faisant la guerre, cela hausse le prix de l'interêt par deux raisons : la premiere est que cela multiplie le nombre des Entrepreneurs par plusieurs nouvelles entreprises considérables de fournitures pour la guerre, & par conséquent les emprunts. La seconde est par rapport au plus grand risque que la guerre entraîne toujours.

Au contraire, la guerre finie, les risques diminuent, le nombre des Entrepreneurs diminue, & les Entrepreneurs même de la guerre cessant de l'être, diminuent leurs dépenses, & deviennent prêteurs de l'argent qu'ils ont gagné. Dans cette situation, si le Prince ou l'État offre de rembourser une partie de ses dettes, il diminuera considérablement le prix de l'interêt; & cela aura un effet plus certain, s'il est en état de païer réellement une partie de la dette [289] sans emprunter d'un autre côté, parceque les remboursemens augmentent le nombre des prêteurs dans la plus haute classe de l'interêt, & que cela pourra influer sur les autres classes.

Lorsque l'abondance d'argent dans l'État est introduite par une balance constante de commerce, cet argent passe d'abord par les mains des Entrepreneurs; & encore qu'il augmente la consommation, il ne laisse pas de diminuer le prix de l'interêt, à cause que la plûpart des Entrepreneurs acquerent alors assez de fond pour conduire leur commerce sans argent, & même deviennent prêteurs des sommes qu'ils ont gagnées au-delà de celles qu'il faut pour conduire leur commerce. S'il n'y a pas dans l'État un grand nombre de Seigneurs & de Gens riches qui fassent une grosse dépense, dans [290] ces circonstances l'abondance de l'argent ne manquera pas de diminuer le prix de l'interêt, autant qu'elle augmentera le prix des denrées & des marchandises dans le troc. Voilà ce qui arrive d'ordinaire dans les Républiques qui n'ont guere de fond ni de terres considérables, & qui ne s'enrichissent que par le commerce étranger. Mais dans les États qui ont un grand fond & des Propriétaires de terres considérables, l'argent qui s'introduit par le commerce avec l'Etranger augmente leur rente, & leur donne moïen de faire une grande dépense qui entretient plusieurs Entrepreneurs & plusieurs Artisans, outre ceux qui maintiennent le commerce avec l'Etranger : cela soutient toujours un haut interêt, malgré l'abondance de l'argent.

Lorsque les Seigneurs & les [291] Propriétaires de terres se ruinent par leurs dépenses extravagantes, les prêteurs d'argent qui ont des hypotheques sur leurs terres, en attrapent souvent la propriété absolue; & il peut bien arriver dans l'État que les prêteurs soient créanciers de beaucoup plus d'argent qu'il n'y en circule : auquel cas on peut les regarder comme Propriétaires subalternes des terres & des denrées qu'on hypotheque pour leur sureté. Que si cela n'a pas lieu, leurs capitaux se perdront par les banqueroutes.

De même on peut considérer les Propriétaires des Actions & des fonds publics, comme Propriétaires subalternes des revenus de l'État qu'on emploie à païer leurs interêts. Mais si la législature étoit obligée par les besoins de l'État d'emploïer ses revenus à d'autres usages, les [292] Actionnaires ou Propriétaires de fonds publics perdroient tout, sans que l'argent qui circule dans l'État fût diminué pour cela d'un seul liard.

Si le Prince ou les Administrateurs de l'État veulent regler le prix de l'interêt courant par des loix, il faut en faire le réglement sur le pié du prix courant du Marché dans la plus haute classe, ou approchant : autrement la loi sera inutile, parceque les Contractans, qui suivront la regle des altercations, ou le prix courant reglé par la proportion des Prêteurs aux Emprunteurs, feront des marchés clandestins; & cette contrainte de la loi ne servira qu'à géner le commerce & à hausser le prix de l'interêt, au lieu de le fixer. Autrefois les Romains, après plusieurs loix pour restreindre l'interêt, en firent une autre pour défendre [293] absolument de prêter de l'argent. Cette loi n'est pas plus de succès que les précédentes. La loi que fit Justinien pour restreindre les Gens de qualité à ne prendre que quatre pour cent, ceux d'un ordre inférieur six pour cent, & les Gens de commerce huit pour cent, étoit également plaisante & injuste, tandis qu'il n'étoit pas défendu de faire cinquante & cent pour cent de profit par toutes sortes d'entreprises.

S'il est permis & honnête à un Propriétaire de terre de donner une Ferme à haut prix à un Fermier indigent, au hasard d'en perdre toute la rente d'une année, il semble qu'il devroit être permis au Prêteur de prêter son argent à un Emprunteur nécessiteux, au hasard de perdre non-seulement son interêt ou profit, mais encore son capital, & stipuler tel interêt que l'autre con[294]sentira volontairement de lui accorder; il est vrai que les prêts de cette nature font plus de malheureux qui en emportant les capitaux aussi-bien que l'interêt, sont plus dans l'impuissance de se relever, que le Fermier qui n'emporte pas la terre : mais les loix pour les banqueroutes étant assez favorables aux Débiteurs pour les mettre en état de se relever, il semble qu'on devroit toujours accommoder les loix de l'interêt au prix du marché, comme on fait en Hollande.

Les prix courans de l'interêt dans un État, semblent servir de base & de regle pour les prix de l'achat des terres. Si l'interêt courant est à cinq pour cent, qui répond au denier vingt, le prix des terres devroit être de même : mais comme la propriété des terres donne un rang & une [295] certaine Jurisdiction dans l'État, il arrive que lorsque l'interêt est au denier vingt, le prix des terres est au denier vingt-quatre ou vingt-cinq, quoique les hypotheques sur les mêmes terres ne passent gueres le prix courant de l'interêt.

Après tout, le prix des terres, comme tous les autres prix, se regle naturellement par la proportion des Vendeurs aux Acheteurs, &c.; & comme il se trouvera beaucoup plus d'Acquereurs à Londres, par exemple, que dans les Provinces, & que ces Acquereurs qui résident dans la Capitale, aimeront mieux acheter des terres dans leur voisinage que dans les Provinces éloignées, il arrivera qu'ils aimeront mieux acheter des terres voisines au denier trente ou trente-cinq, que celles qui sont éloignées au denier vingt-cinq ou [296 ] vingt-deux. Il y a souvent d'autres raisons de convenances qui influent sur le prix des terres, & qu'il n'est pas nécessaire de marquer ici, parcequ'elles ne détruisent pas les éclaircissemens que nous avons donnés sur la nature de l'interêt.

Fin de la seconde Partie.